Stefan Zweig
Paradoxe de sa destinée : mariée à quinze ans dans le faste royal et la liesse populaire, elle sera la plus frustrée des épouses de France. Stefan Zweig s’attarde sur le secret d’alcôve, qui est pour lui la source de la nervosité, de l’agitation perpétuelle de la reine, et fera son malheur. Par suite d’une malformation bénigne, le Dauphin est en effet impuissant et le restera pendant sept ans, jusqu’à ce qu’il accepte enfin d’être opéré. Zweig insiste, pendant de longues pages, sur la non-consommation du mariage, à laquelle succédera une vie conjugale des plus calmes. Louis XVI ne saura jamais « satisfaire », écrit Zweig, sa jeune femme. Pour soutenir son point de vue, l’auteur s’en réfère aux thèses du docteur Freud. « Quand la vigueur sexuelle d’un homme, commente-t-il, est soumise à des perturbations, on voit apparaître chez lui une certaine gêne, un manque de confiance en soi ; quand une femme s’abandonne sans résultat, il se produit inévitablement chez elle une agitation, une surexcitation, un déchaînement nerveux. »
Zweig veut montrer dans son personnage la présence de démons, qui la poussent aux folies et aux excès, si coupables pour une reine. « Des nuits entières, elle fuit le lit conjugal, lieu douloureux de son humiliation, et tandis que son triste mari se repose des fatigues de la chasse en dormant à poings fermés, elle va traîner jusqu’à quatre ou cinq heures du matin dans des redoutes d’opéra, des salles de jeu, des soupers, en compagnie douteuse, s’excitant au contact de passions étrangères, reine indigne parce que tombée sur un époux impuissant. »
Le jugement est sévère. Tel un censeur, Zweig s’applique à prendre son héroïne en flagrant délit de légèreté, de sottise, d’imprudence. Il ne lui passe rien, note sans indulgence ses innombrables et prodigieuses dépenses. Il compte ses robes, ses jupons, ses rubans, ses souliers, ses pantoufles, ses bijoux, ses capes, ses perruques… Impitoyable, il vérifie les factures de ses fournisseurs, celles de Mademoiselle Bertin sa couturière, de Monsieur Léonard son coiffeur, et celles de ses joailliers préférés, « ces Juifs émigrés d’Allemagne » qu’il n’appelle pas monsieur, Boehmer et Bassenge. Il relève avec soin le coût faramineux de son train de vie, à Trianon, avec ses courtisans et ses moutons, son théâtre, ses festins, ses bals et ses tables de jeu. Autant la femme le charme avec son impulsivité et sa grâce, ses boucles blondes et son insouciance, autant il se rebelle contre son goût d’un luxe dispendieux, son agitation chronique et ses caprices d’intouchable. On sent le républicain frémir devant les privilèges de l’aristocrate, et le démocrate se hérisser devant la désinvolture de la souveraine qui veut régner au-dessus des lois conçues pour le vulgaire. Défenseur des libertés et de la tolérance, Zweig affronte l’Ancien Régime avec un haut-le-cœur.
Derrière cet acharnement à souligner les mille défauts de caractère de la jeune Marie-Antoinette, Zweig entend expliquer son évolution vers la maturité sous la pression d’événements dont elle n’est aucunement responsable et qui vont l’emporter, telle une plume légère, dans le tourbillon révolutionnaire. Zweig dans Marie-Antoinette, à travers un portrait en mouvement, procède à une démonstration. Il veut prouver qu’une femme moyenne ou un homme moyen, placés dans des circonstances exceptionnelles et acculés au malheur, sont capables de changer en profondeur, presque de changer d’âme. La confrontation avec les cruautés de l’Histoire peut conduire un individu de la médiocrité morale à l’héroïsme pur.
Eloignée du peuple, indifférente à son sort, et vivant à l’écart de la Cour – elle déserte Versailles pour son petit Trianon –, la jeune reine s’attire très tôt les rancunes de tous. « Marie-Antoinette, individualiste absolue, écrit Zweig, ne pense qu’à elle-même et le Trianon, ce caprice parmi ses caprices, la rend aussi impopulaire auprès du tiers-état que du clergé et de la noblesse ; parce qu’elle voulut être trop seule dans son bonheur, elle sera solitaire dans son malheur et devra payer ce jouet frivole de sa couronne et de sa vie. » D’autres biographes viendront défendre Marie-Antoinette, sa juvénilité, son innocence, et accuseront les coupables : l’époque tout entière,
Weitere Kostenlose Bücher