Stefan Zweig
contestés : ce sont les Heimwehren – les gardes locales –, que dirige dans les années trente le prince Starhemberg. Formées de fonctionnaires exclus, de petits avocats de province, d’ingénieurs sans travail, de « beaucoup de médiocrités déçues », selon Zweig, ardemment cléricales, conservatrices, elles ont désormais pour principal ennemi le bolchevisme. N’ayant aucune confiance dans les méthodes républicaines et parlementaires, elles veulent combattre les Rouges, et entraînent leurs commandos en vue de la victoire finale. Face à ces milices en chemises noires, bottées, casquées, armées, que Zweig voit dès 1931 défiler dans les rues de Salzbourg – « impression très pénible, le soir en me promenant, note-t-il dans son journal, suscitée par les patrouilles de la Heimwehr qui vont et viennent à toute allure, en automobile ou à bicyclette » –, les Rouges, également rassemblés en milices, ont leur propre ligue armée : le Republikanischer Schutzbund (Ligue de défense républicaine). Elle regroupe des ouvriers, sous la tutelle d’intellectuels socialistes. Des bagarres sanglantes mettent aux prises les deux organisations attendant avec impatience l’heure du grand combat qui permettra d’expurger l’une ou l’autre, et débarrassera l’Autriche de la démocratie, à leurs yeux également tiède et désuète.
Dans la ligne libérale du chancelier Dollfuss qui, dès 1932, essaie de maintenir entre elles un équilibre périlleux, Stefan Zweig, hostile à tous les engagements extrêmes, est autant antinazi qu’anticommuniste. Un voyage en Russie, en septembre 1928, l’a détourné à jamais de la solution stalinienne. Il racontera dans Le Monde d’hier comment, guidé par des membres délégués du parti, il aurait pu être dupe comme tant d’autres intellectuels en visite de Moscou à Leningrad, si un jeune homme n’avait déposé dans sa poche une lettre anonyme, lui ouvrant les yeux sur la situation. Il n’oubliera pas la leçon que lui a donnée incognito ce modeste et sage professeur. Mais eût-il trouvé en URSS des choses à admirer, il ne serait pas tombé dans le piège du totalitarisme : depuis des années, Zweig s’est forgé une carapace pour se protéger des tentations de l’engagement politique. Son Fouché illustre sa méfiance, voire son dégoût pour le cynisme des hommes, quand ils sont au pouvoir. Et quand ce dernier est absolu, sans garde-fous, le peuple peut s’attendre au pire. Par principe ennemi de toute virulence, dans la pensée comme dans l’action, il se défie des philosophies, des discours et des programmes qui se fondent sur la haine. Dans quelques années, il sera en froid avec Romain Rolland, devenu un fervent défenseur du communisme, et il exprimera haut et clair son admiration pour Retour d’URSS , ce livre où André Gide prend ses distances avec le grand mirage.
La situation particulière de l’Autriche, entre les deux monstres de la Russie et de l’Allemagne, explique que le conflit y soit plus vif qu’ailleurs. Quelques Autrichiens voient une solution à tous les problèmes intérieurs de leur pays à l’est, dans une Internationale socialiste qui passe par un ralliement aux idées de Marx et de Staline. D’autres la voient à l’ouest, l’Allemagne apparaissant le plus sûr rempart contre le danger bolchevique. Les extrêmes ont le vent en poupe et Zweig va déployer une énergie considérable pour se garder de cette contagion qui pousse à rallier un camp. Noir ou rouge, les couleurs flamboyantes du choix ne renvoient pas encore à une séparation radicale entre la droite et la gauche. Le parti de Hitler, ce national-socialisme qui progresse si vite en Allemagne, avec ses jeunesses armées défilant en chantant leur amour de la patrie, utilise le vocabulaire et les arguments de la gauche et sait jouer habilement, ainsi que son nom l’indique, non seulement des idées du nationalisme, mais de celles du socialisme, ces deux clés de l’époque dont l’alliance définit l’attraction du mouvement hitlérien. Tandis que nombre de ses amis, tel Rolland, choisissent le message de la Russie, Zweig ne se prononce pas. On pourrait le croire au centre, avec les démocrates républicains, partisans de la modération, de la liberté sociale et de la paix. Il est ailleurs, dans la plus inconfortable des positions : l’apolitisme. Refusant les solutions extrêmes, républicain certes et libéral, mais
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