Stefan Zweig
riche depuis des siècles. Elle va pouvoir ajouter tant d’autres noms, bientôt, à sa longue liste. On dirait que le destin n’a comblé Marie-Antoinette de tous les privilèges que pour mieux l’en dépouiller, ne l’a portée au pinacle que pour mieux la laisser choir plus bas que terre. Du carrosse à la charrette, du trône à l’échafaud, la tragédie de Marie-Antoinette qui l’entraîne « jusqu’au suprême abîme » opère en elle une métamorphose intérieure. « C’est par la souf france que sa pauvre vie restera un exemple pour la postérité », écrit Zweig tandis que couvent d’autres souffrances, dans le creuset d’une Histoire éprise de barbaries.
« La reine éprouvée et élue de toutes les souffrances » apparaît à la fin du livre comme une sainte femme. Zweig, sans l’idéaliser, montre les étapes de son calvaire, fait d’elle le symbole de la dignité dans l’excès du malheur. On voit bien que l’admiration prend largement le pas sur les critiques du premier portrait, et qu’il aime Marie-Antoinette au moment où, au terme d’épreuves cruelles, parvenue au « suprême abîme », elle s’apprête à mourir. Le livre, posé comme une gerbe de fleurs à sa mémoire, en appelle à son image, peut-être à ses prières, à la veille des grands malheurs qui vont frapper l’Autriche et la France, ces deux nations sur l’unité et la bonne entente desquelles Marie-Thérèse avait rêvé de construire la paix de l’Europe.
Fruit d’un long travail et de recherches érudites, la plus fouillée des biographies de Stefan Zweig, rédigée avec l’aide d’Erwin Rieger pour la documentation, celle qui de toutes est la plus précise, la plus rigoureuse quant à l’Histoire, et qui se réfère à plusieurs sources inédites, est aussi celle que le public va préférer. Elle connaîtra un succès considérable, en allemand comme en français. Traduite dans bien d’autres langues, elle fera le tour du monde. Son auteur lui sera redevable d’une sécurité financière accrue, au moment où sa vie s’apprête à basculer. La reine martyre, avec son dernier sourire, entre dans la galerie de ses plus beaux portraits : pour le meilleur, c’est-à-dire pour sa propre gloire, mais aussi pour le pire, car elle annonce les grands malheurs.
Le manuscrit, rédigé en deux ans, publié chez Insel Verlag en 1932 et chez Grasset en 1933, connaît un moment de grâce. Dans le Midi, au Cap d’Antibes, Zweig en écrit une grande partie côte à côte avec son ami Joseph Roth, qui rédige, lui, les premières notes de La Marche de Radetzki, cet autre roman du pire, où l’Histoire, ennemie cruelle, implacable de l’homme, joue aussi le premier rôle. De Marie-Antoinette à Karl Josef von Trotta, le héros de Roth, la même tragédie est en marche, sur fond de décadence : le royaume de France ou l’empire habsbourgeois, l’un et l’autre engloutis, à jamais disparus, renvoient leurs auteurs à eux-mêmes, à leurs angoisses, leurs fantasmes et leurs obsessions. Une même fatalité, une même tristesse, dans des écritures différentes, mais également inquiètes et nostalgiques d’un rêve perdu, lient les deux œuvres fraternellement.
L’Allemagne aimée et crainte
La démocratie autrichienne est en danger. Le chancelier Dollfuss, qui a succédé à Mgr Seipel à la tête du gouvernement, doit faire face à la crise économique venue des Etats-Unis. Frappant tous les Etats européens, elle éclate en 1930, provoquant la faillite de la Kreditanstalt l’année suivante, et entraînant un nombre considérable de catastrophes. Des grandes familles à la petite bourgeoisie et aux ouvriers, nul n’est épargné. Le chômage et la misère, ces vieux fantômes de la guerre qu’on croyait éloignés, refont leur apparition en force, un marasme économique et financier, pire que celui qui suivit la fin des hostilités, provoque un grave malaise social. Des oiseaux de malheur planent sur l’Autriche. Zweig décide de reprendre son journal, interrompu depuis 1918, en octobre 1931, avec « la prémonition que nous allons vers une époque critique, une sorte de belligérance qui exigera d’être consignée au même titre qu’autrefois les longs voyages ou la Grande Guerre ». A cette même date, il craint un putsch, « un soulèvement fasciste ».
En 1918, des milices s’étaient créées pour défendre contre les Slaves les territoires
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