Stefan Zweig
s’abstenant de voter, il porte un jugement très clair sur la situation présente et à venir, mais refuse de s’exprimer en public et surtout de soutenir quelque parti que ce soit. Ce que ses amis réprouvent.
Vers 1930, sous l’influence de l’Allemagne, apparaissent en Autriche les premiers « nazis ». Ils y créent des « sections d’assaut », sur le modèle de celles d’Ernst Roehm, dont l’organisation, la brutalité et la froide détermination effraient encore trop peu de gens. Zweig, lui, s’en soucie déjà. L’antisémitisme est une des bannières des nationaux-socialistes. Il leur rallie de plus en plus de sympathisants, surtout dans la classe moyenne, pour qui le Juif, dans les périodes de récession économique, a toujours été dans les pays allemands le grand coupable, la figure du bouc émissaire. L’été 1931, Stefan Zweig, qui séjourne à Tummelsbach, près de Zell-am-See, où il a fui le festival de Salzbourg, se plaint dans une lettre à Friderike de « la présence d’une effroyable populace de sous-Allemands ». Il emploie le vocabulaire que les nazis utilisent pour désigner la « race » des non-Aryens et des « sous-hommes ». « La rage de la croix gammée, écrit-il, s’est emparée de la classe moyenne chez qui tout – socialisme, religiosité, culture – se transforme en caricature. On colle sur ces êtres qui ne seraient supportables que par leur modestie, l’étiquette stupide de race des seigneurs, ou des pseudo-seigneurs. C’est quand même intéressant à voir de près. »
D’Adolf Hitler, il ne se souvient pas quand il en a entendu prononcer le nom la première fois, parmi les innombrables agitateurs dont les frasques ou la légende, en une liste ininterrompue depuis la guerre, lui parviennent de l’autre côté de la frontière des Alpes. Salzbourg, à moins de trois heures de train de Munich, sous la houlette de quelques authentiques nazis allemands qui ont pénétré illégalement sur le territoire autrichien, est devenu un centre d’entraînement des milices de droite. Le nom de Hitler, long temps inconnu, reste simplement méprisé. Les gens, raconte Zweig, haussaient les épaules, dans les années trente, sûrs que l’Histoire ne retiendrait rien de cet arriviste, vulgaire, insignifiant, et sans avenir. Autrichien né à Linz, étudiant aux Beaux-Arts à Vienne, peintre sans talent, vagabond et clochard, il apparaît dérisoire au regard des baron von Stein, Bismarck, prince von Bülow, qui ont dirigé l’Allemagne. Jusqu’à ce que son parti acquière la majorité au Reichstag en juillet 1932, avec deux cent trente députés, celui que d’aucuns considéraient comme un simple agitateur de brasseries, un bavard de cafés du commerce, œuvrait avec un génie politique qui allait confondre les analystes les plus subtils, les plus roublards des hommes politiques. Même en janvier 1933, quand il devint chancelier, nommé par le président de la République, le vieux maréchal von Hindenburg – le héros de la Grande Guerre –, la masse et les dirigeants allemands ou européens, note Zweig dans ses souvenirs, le considéraient comme un pantin provisoire et le national-socialisme comme « un épisode sans lendemain ».
« Il savait si bien abuser par des promesses faites à tout le monde, que le jour où il conquit le pouvoir, la jubilation régna dans les camps les plus opposés. […] Même les Juifs allemands n’étaient pas très inquiets. Ils se flattaient qu’un ministre jacobin n’était plus un jacobin, qu’un chancelier de l’empire allemand dépouillerait naturellement les vulgarités de l’agitateur antisémite. »
Ils font confiance au génie de l’Allemagne. Comme lui font confiance presque tous les Autrichiens. A l’heure où Adolf Hitler prend le pouvoir dans la légalité, l’idée de l’Anschluss, c’est-à-dire de la réunion de l’Autriche à l’Allemagne, déjà dans l’air depuis longtemps dans la petite république aux neuf Länder déchue, paraît une solution heureuse à bien des citoyens. Une revue paraît depuis 1926, sous ce titre qui fait rêver tant d’hommes et de femmes : Der Anschluss . L’Allemagne a toujours été pour les Autrichiens, y compris et peut-être surtout pour les Autrichiens juifs, jusque dans ces temps troublés de l’entre-deux-guerres, un pays de lumières et de libertés. Ils la voient comme la patrie des poètes et du progrès humain. Hans
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