Stefan Zweig
violences de son siècle et fut le premier cosmopolite et le premier Européen, est pour lui le modèle de l’homme libre, capable de résister aux despotismes. Rebelle à toutes les tyrannies de la pensée, cet homme vaincu et humilié par ses contemporains est le phare que Zweig a choisi pour éclairer sa route : « Ses yeux bleus au regard lumineux et doux que Holbein a immortalisés contemplent, par-dessus le choc des passions populaires, notre siècle non moins troublé que le sien », écrit-il dans son premier chapitre.
Erasme dans ses bagages, il prend congé le plus discrètement du monde. Il écrit au gouvernement autrichien pour renoncer à sa résidence salzbourgeoise, demande à sa femme de mettre en vente la maison et de quitter l’Autriche au plus tôt avec ses filles. Son exil, dans son esprit, n’est encore que provisoire et son départ, pour l’homme aux semelles de vent qui a tant sillonné la planète, ressemblerait à tous les autres, sans l’inquiétude qui le ronge.
Une aube incertaine de découragement se levait sur mon âme fatiguée.
VI
La montée du soir
L’Écossaise
Marie Stuart accompagne ses premiers pas sur le chemin d’un exil qu’il ne sait pas encore définitif. Il a trouvé par hasard, dès 1933, à la Bibliothèque nationale, des documents qui l’ont incité à se lancer à la recherche de cette personnalité secrète, controversée, que certains historiens jugent avec sévérité, d’autres avec admiration. La postérité manque de mesure à son égard et s’autorise les partis pris : tout pour ou tout contre. Ces portraits contrastés attisent la curiosité d’un biographe, qui n’aime que la modération et la sérénité. N’étant ni français, ni anglais, ni écossais, ni protestant ni catholique, il n’appartient à aucun de ces clans, ni à aucune de ces coteries qui, quatre siècles plus tard, aiment ou détestent la reine avec une passion intacte. Il s’avance vers elle sans armes. Il veut la connaître dans sa vérité, la découvrir sous les préjugés qui l’écrasent et font d’elle une légende à deux faces. L’une, solaire, éclat de diamant blanc, l’autre ténébreuse, splendeur de diamant noir. Pourtant, s’il a décidé d’écrire la biographie de cette souveraine, également victime de l’Histoire, et qui fut elle aussi, jeune encore, comme Marie-Antoinette, décapitée au nom de la justice et de la raison d’Etat, il a une autre raison que la curiosité. Après l’Autrichienne, la belle Ecossaise éclaire sa route, à l’heure où gronde l’orage qui annonce la tempête. La biographie de Marie Stuart est une réflexion sur l’Histoire, à travers elle c’est son époque que Zweig vient interroger. Grâce à elle, il approfondit son pressentiment qu’un monde va mourir.
Ecossaise de naissance, française d’adoption, comme Marie-Antoinette Marie Stuart hésite entre deux nations. Elle n’est jamais ni tout à fait l’une ni tout à fait l’autre, il y a en elle un peu de ses patries diverses, de leurs paysages et de leurs sensibilités.
Deux nationalités s’affrontent en elle, comme sur les champs de bataille ou dans les salons des rois.
Blonde elle aussi et ravissante, enjouée et pétillante comme Marie-Antoinette, Marie Stuart avait tout pour être heureuse : la beauté, le charme, les privilèges de la naissance. Elle a, elle aussi, au départ de son périlleux voyage, un même sourire plein de confiance et de naïveté. L’hérédité pèse cependant plus lourd sur elle que sur l’Autrichienne. Fille du roi d’Ecosse, Jacques V, qui meurt quelques jours après sa naissance trahi par ses barons à l’âge de trente et un ans, « héritière d’un trône avant que ses yeux soient bien ouverts », elle appartient à une lignée maudite. Les Stuarts sont des sortes d’Atrides : aucun d’entre eux n’a vécu longtemps. « Rien ne leur est favorable », écrit Zweig. Assassinés ou tués à la guerre, ils ne savent mourir que de mort violente. « L’inquiétude règne sans cesse autour d’eux, l’inquiétude est en eux. » Appelés à régner sur un pays dangereux, aussi tourmenté qu’eux-mêmes, où les gens sont belliqueux et indomptables, race la plus farouche d’Europe, leur histoire s’écrit dans le sang et la haine. Le tableau d’une Ecosse livrée aux querelles de clans, où les assassins s’emparent de la couronne avant d’être déboutés par
Weitere Kostenlose Bücher