Stefan Zweig
en quoi il a cru et qui l’a toujours soutenu, à quoi il tient plus encore qu’à sa famille ou à ses trésors, plus encore qu’à ses livres, sa raison de vivre, s’est évanoui. Son rêve vient de se briser.
L’orage n’a pas éclaté mais le tonnerre gronde. Bien qu’il ne soit nullement persécuté, l’atmosphère s’alourdit de jour en jour. A ses yeux, le mal est fait. Si en Allemagne, depuis qu’Adolf Hitler est arrivé au pouvoir, la vie est devenue un fardeau aux intellectuels libéraux, et plus encore à ceux qui sont juifs, en Autriche chacun – à de rares exceptions – espère que la nazification du pays n’aura pas lieu, que les tumultes sont passagers, que l’orage passera sans averses. Que chacun va pouvoir retrouver la belle tranquillité que l’on connaissait dans le vieil empire des Habsbourg. Stefan Zweig a, lui, l’intuition de la catastrophe et à sa famille, à ses amis incrédules, il ne cesse de répéter qu’il croit « en la guerre comme en Dieu ». Depuis des mois, tandis que chacun cherche à se rassurer ou comme il le dit lui-même à s’illusionner, il est hanté par ce vers de Shakespeare : So foul a sky clears not without a storm . (Un ciel si sombre ne s’éclaircit pas sans une tempête.)
Voilà pourquoi il part. Il ne dit pas qu’il s’exile. Le mot lui pèse trop. Il blesse en lui, malgré sa volonté de détachement, un esprit fidèle au monde qui fut le sien et qu’il voit gravement en péril. Il a aimé l’Autriche, il l’aime encore ; mais l’étendard à croix gammée y a fait une entrée implacable et le bruit de bottes des milices résonne désormais plus fort à Salzbourg et à Vienne que la musique de Brahms, de Beethoven ou de Strauss. Les artistes, ces maîtres d’une époque révolue, quittent la scène pour l’ombre, tandis que s’avancent avec de longs couteaux les cohortes de soldats.
Stefan Zweig ne s’est jamais prononcé en public en faveur ou en défaveur d’une politique, n’a jamais écrit un mot pour le gouvernement du chancelier Dollfuss, n’a jamais pris la parole au nom des Travailleurs ou de la Lutte des Classes. Non par lâcheté, non par indifférence, mais parce qu’il est rebelle à tout embrigadement, à toute étiquette. Ni de droite ni de gauche – ce que lui reprochent les intellectuels engagés – son combat est philosophique, non politique, universel, et résolument individuel. Stefan Zweig n’appartient à aucun clan, à aucun groupe, à aucune formation, aucun parti ; il n’obéit à aucune couleur, à aucun hymne, à aucun drapeau. Autrichien, il se veut d’abord européen. Européen, il se perçoit citoyen du monde. Dans les tumultes contemporains de la politique et de la diplomatie, peu de gens comprennent sa position, peu l’approuvent. Son époque est rouge ou noire, résolument antinomique, tandis qu’il refuse obstinément de se prononcer pour l’un ou l’autre camp. Le fascisme lui fait horreur. Comme le bolchevisme. Démocrate, il croit aux vertus de l’équilibre, du juste milieu, de la modération, de la paix entre les hommes, défend un idéal de liberté et de tolérance dans un monde qui n’entend plus sa voix et qui prêche pour ce qu’il ne comprendra ni n’approuvera jamais, la guerre.
Cet homme, des plus sensibles, a déjà tout compris, mieux que la plupart des politiciens et des experts, français ou britanniques, belges ou autrichiens. L’une des dernières lettres qu’il a écrite et postée à Salzbourg avant de partir, contient ce jugement, preuve de sa lucidité : « Vienne, vient-il d’écrire à Alfredo Cahn, son traducteur argentin, Vienne va vivre une époque terrifiante ; c’est la victoire de l’idée fasciste, et cette victoire sera demain celle du national-socialisme. L’air devient lourd ces temps-ci, pour nous qui constatons de toutes parts la folie de cette violence, et j’ai souvent le sombre pressentiment que tout cela n’est que le combat d’un avant-poste d’une guerre mille fois plus terrible. »
Dans sa malle, parmi ses effets personnels et ses instruments de travail, le voyageur emporte le manuscrit qu’il vient d’achever : Erasme. Ce portrait d’intellectuel dans la tempête est le plus sûr compagnon de route en cette époque désordonnée et tumultueuse. Erasme de Rotterdam, l’auteur d’ Eloge de la folie , qui sut demeurer le plus pacifique, le plus tolérant des hommes au milieu des folies et des
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