Stefan Zweig
sur elle, elle est damnée de l’intérieur. La politique, « cette force arti ficielle des hommes », n’est pas la seule responsable de sa tragédie personnelle ; l’amour, « force éternelle de la nature », son génie et sa malédiction, s’allie à la précédente pour l’y conduire d’une main de fer. Ses vrais problèmes, Marie les suscite, ils lui viennent du plus profond de son âme rebelle, brutale, entière. Quand elle aime, rien ne peut l’arrêter, ni la morale, ni Dieu, ni la loi ne peuvent endiguer sa nature, elle n’est pas du genre à se garder de la folie, elle se donne toute, sans prudence. « Rien ne sert à celui qui possède un cœur fougueux que le monde extérieur lui offre paix et bonheur, sans cesse se créent en lui-même de nouveaux périls et de nouveaux malheurs. » Pour Marie Stuart, la tragédie s’écrit dans sa propre histoire, à travers ses gènes terribles et ses obscurs et sensuels désirs. Amante passionnée, elle se perd elle-même, jouant sciemment, avec volupté, les mauvaises cartes, mais comme Marie-Antoinette elle sait mourir avec une dignité et un courage rares. Lorsque le bourreau de Londres brandit sa tête, sur laquelle la hache a dû tomber à trois reprises, aux yeux horrifiés des seigneurs qui assistent à son supplice, l’épouvante succède à la haine. La reine n’était-elle donc qu’une femme, s’interrogent-ils, au spectacle de ses cheveux gris, à quarante-cinq ans usée et malmenée par la vie ?
La similitude des deux biographies s’impose. Comment aimer et même lire simplement l’une sans l’autre ? Elles dialoguent de part et d’autre de leur histoire, unies par tant de traits communs que, sans le fossé des siècles et leurs lointains pays, on les croirait sœurs. Pour Zweig, qui a transposé pour elles son art du portrait dans l’Histoire, elles sont l’une et l’autre, Marie Stuart et Marie-Antoinette, deux anges punis qui, leur ravissante tête blonde sous le bras, répètent inlassablement un funeste message : un jour, l’Histoire abat ses cohortes. Elles sont déjà casquées, bottées, et prêtes à s’élancer pour le massacre.
« Toujours les grands édifices politiques ont été construits avec les pierres de l’injustice et de la cruauté, toujours leurs fondations ont eu le sang pour ciment ; en politique seuls les vaincus ont tort et l’histoire, en poursuivant sa marche, les foule de son pas d’airain », a-t-il écrit aux dernières pages. Obsédé par sa vision, il est plus que jamais, quand le livre paraît, en 1935, rongé par une inquiétude que les retardataires taxent de pessimisme, quand elle n’est que prémonition lucide.
La secrétaire
Les événements s’enchaînent pour lui donner raison. De Londres, comme s’il habitait une autre planète, Zweig apprend, fataliste, la Nuit des longs couteaux. Le 30 juin 1934, les SS, « élite » du mouvement nazi, exécutent sommairement leurs frères d’armes, le cœur des sections d’assaut et leur chef, Ernst Roehm. Roehm n’avait-il pas dit que le national-socialisme devait « aiguiser les longs couteaux pour accomplir la Révolution et socialiser l’Allemagne » ? Si les longs couteaux ont eu raison de lui, ils luisent désormais d’un éclat plus noir que jamais, à la frontière de son pays, où demeurent sa femme, sa mère, son frère, et presque tous ses amis encore. Le 25 juillet, il apprend par la radio la tentative d’un putsch nazi en Autriche et l’assassinat du chancelier Dollfuss, dernier rempart contre la volonté de conquête allemande. Zweig croit à l’imminence de l’Anschluss. Mussolini – pour combien de temps solidaire de l’Autriche ? – ayant rassemblé des troupes sur le Brenner, Hitler ajourne l’annexion. Mais l’Anschluss demeure pour Zweig le cauchemar de ses nuits d’insomnie. L’idée le hante qu’il pourrait ne plus revoir l’Autriche.
A la mort du maréchal von Hindenburg, le 2 août, il entend Hitler à la radio, de sa voix criarde et magnétique, se proclamer « Führer et chancelier du Reich », chef absolu de l’armée et du pays. Kurt von Schuschnigg a succédé à Dollfuss, à trente-six ans, le nouveau chancelier saura-t-il sauver le pays ? Zweig n’est ni banni ni proscrit et jouit de sa pleine nationalité. Il retourne à Salzbourg respirer l’air natal et tenter de convaincre Friderike de la nécessité impérieuse d’un changement. Elle lui
Weitere Kostenlose Bücher