Stefan Zweig
répond que ni Toscanini, ni Bruno Walter, ni Franz Werfel, ni Zuckmayer, leurs amis de longue date, munis du même passeport qu’eux, ne croient l’Autriche perdue. En comptant ceux qui restent, elle lui reproche de ne plus aimer son pays et ne comprend pas sa volonté de s’éloigner : son pessimisme, dit-elle, est sans commune mesure avec la réalité. Elle refuse de partager sa vision apocalyptique. Zweig quitte Salzbourg, seul confirmé dans ses inquiétudes et sûr que le navire autrichien va sombrer. L’année 1934 s’achève pour lui dans les brouillards de Londres. Au propre comme au figuré, il souffre d’un manque de clarté. Il déteste le climat anglais, et s’y sent d’autant plus mal qu’il reflète son état intérieur, fait d’indécision, d’incertitude. L’avenir est flou, enténébré comme un mauvais ciel. Le présent ne peut être que provisoire : rien ne lui paraît sûr ni permanent autour de lui. L’ère de la sécurité est révolue. Il a choisi de vivre 11 Portland Place, dans un minuscule appartement qui lui rappelle son logement d’étudiant, à Vienne, entièrement tapissé de livres et sur le mur duquel la gravure du roi Jean, de Blake, projette ses yeux fous. Mais sa résidence principale est la British Library : il y est moins malheureux qu’ailleurs, réfugié parmi les livres, et cherchant sa lumière sur la route semée d’embûches et d’atrocités de la belle Marie Stuart. « L’extraordinaire bibliothèque du British Museum m’est en quelque sorte une patrie, et Londres est une si grande capitale qu’on s’y sent comme sur une lande, où l’on peut se perdre de la façon la plus merveilleuse », écrit-il à Hans Carossa, le 9 mars 1934. En comparaison avec Salzbourg, devenu ce qu’il appelle « une tête de pont mili taire », le ciel nuageux est au moins propice au travail.
A Londres, il n’est plus seul pour affronter les brouillards. Une jeune femme, à l’insu de Friderike, s’est glissée dans sa vie. Elle s’appelle Charlotte Elisabeth Altmann. Lotte, dans l’intimité. Pour aimer un écrivain, elle a un nom prédestiné : Lotte n’était-elle pas le plus grand amour de Goethe ? Dulcinée fragile, elle est, à vingt-six ans, à la recherche d’un soleil. Grande, brune, sombre, avec à ses lèvres pâles l’esquisse faible d’un sourire, elle a un peu l’allure d’une orpheline. Un halo de tristesse enveloppe toute sa personne, réservée, grave, hésitante. Malgré sa jeunesse et sa haute taille, sa silhouette mince et élégante, en petit tailleur strict, elle n’a rien d’une reine. Elle arbore un air de vaincue, comme si elle savait par avance que pour elle tout est déjà perdu. Ses photographies laissent deviner une souffrance, un mystérieux mal de vivre. Elle peut inspirer à un homme sinon la pitié, au moins le désir de la protéger. Elle apparaît vulnérable, cette séductrice si peu séduisante. Est-ce son air de victime qui a conquis Zweig ? Avec sa jeunesse – née en 1908, elle a vingt-sept ans de moins que lui –, c’est évidemment sa fragilité inquiète, si proche de tout ce qu’il aime et qu’il ressent lui-même au fond de son cœur, qui a pu éveiller son instinct amoureux.
Officiellement, Lotte Altmann est sa secrétaire. Elle a reçu l’intronisation à ce poste envié des mains mêmes de Friderike, qui ne soupçonne pas ce qu’on lui cache si bien. Ne pouvant assumer seule le travail du courrier et la frappe des manuscrits, elle a toujours confié cette tâche à d’autres femmes, qui la relaient professionnellement auprès de son mari. C’est elle qui les choisit et, pour Lotte, elle n’a pas failli à la règle. Elle est venue à Londres exprès pour organiser l’installation de Zweig dans son nouvel appartement, accrocher ses tableaux, arranger ses meubles, et donner son approbation au choix de cette secrétaire recommandée aux Zweig par le correspondant à Londres de la Neue Freie Presse , Harry Smolka. Sa mission accomplie, Friderike est rentrée à Salzbourg, plus inquiète du refus de Zweig d’envisager un retour en Autriche que de la présence quotidienne de cette très jeune femme qu’elle laisse auprès de lui. Elle déplore ce qu’elle nomme « la psychose d’émigration imaginaire de Stefan », elle voudrait qu’il revienne chez eux, dans cette maison du Kapuzinerberg où elle songe encore à être heureuse. L’amour naissant de l’écrivain pour son
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