Stefan Zweig
une véritable orgie de sadisme. Chaque jour on pouvait voir d’importants groupes de Juifs, hommes et femmes, gratter le nom de Schuschnigg inscrit sur les trottoirs et astiquer les ruisseaux. Tandis qu’ils s’échinaient à genoux par terre, surveillés de près par des SS ricanant, la foule s’assemblait pour se moquer d’eux. Des centaines de Juifs étaient ramassés au hasard dans les rues et envoyés nettoyer les latrines publiques… On en emprisonna 10 000 autres. Leurs biens furent confisqués ou volés. Par les fenêtres de notre appartement de la Plosselgasse, je voyais des escouades de SS emportant dans des camions argenterie, tapisseries, peintures, tout un butin pillé dans le palais Rothschild, à côté de chez nous… Quand la guerre éclata, la moitié peut-être des 180 000 Juifs de la capitale étaient parvenus à acheter le droit d’émigrer, en abandonnant aux nazis tout ce qu’ils possédaient. » Zweig ne sait pas qu’à quelques kilomètres de Vienne, quelques semaines après l’Anschluss, les nazis entreprennent de construire un camp de concentration à Matthausen. Mais les nouvelles qui lui parviennent sont déjà funestes.
Friderike est à Paris, où elle séjournait avec Suse qui veut devenir photographe et qu’elle encourage dans cette voie. A moitié en vacances, insouciante, dans l’agréable appartement qu’elle loue rue de Grenelle, elle est d’abord pétrifiée, incapable d’une réaction sensée. A Salzbourg, son autre fille, Alix, qui briguait un avenir d’infirmière, est seule au Nonntal, dans la vaste maison où les trois femmes ont transporté les derniers trésors du Kapuzinerberg. En toute hâte, elle empaquette les livres, les tableaux, les souvenirs, et prépare leur expédition pour la France en même temps que tout ce qui se trouvait dans un garde-meubles salzbourgeois. Puis elle s’enfuit, réussissant à rejoindre sa mère et sa sœur, à Paris. La Gestapo ne tarde pas à saisir les biens de Zweig, qui sont mis sous scellés, confisqués et seront plus tard vendus aux enchères. La belle candeur de Friderike n’a été qu’imprudence ou excès de confiance, elle a mis en danger la vie de sa famille et perdu tout ce qu’elle a refusé de mettre à l’abri. Elle paye très cher l’ Osterreicherei que Stefan lui reprochait.
A Vienne, Ida Zweig est trop faible pour qu’on puisse songer à la déplacer. A quatre-vingt-quatre ans, alitée et obligée d’avoir recours aux soins d’une infirmière, elle ne va pas longtemps souffrir des humiliations et des offenses faites aux Juifs d’Autriche. Sur le Ring, le banc où pendant des années de sa vie elle a eu l’habitude de venir s’asseoir chaque matin, au rythme de sa promenade, lui est désormais interdit. Il est réservé aux Aryens. Verra-t-elle, de sa fenêtre, les hommes et les femmes, peut-être des amis ou des enfants d’amis, laver les trottoirs avec leur brosse à dents, comme les décrit George Clare ? Elle s’éteint au mois d’août de cette année 1938, seule, sans la présence réconfortante de l’infirmière qui, de « race germaine », n’a pas eu le droit de passer la nuit sous le même toit qu’une Juive.
Son frère Alfred, après le démantèlement de l’Autriche, en 1919, s’était installé en Bohême, plus près de l’usine familiale qui, par l’établissement des nouvelles frontières, se trouvait désormais en Tchécoslovaquie, et il en avait pris la nationalité. Lui aussi se sait menacé. Le discours de Hitler sur les peuples germaniques aux frontières n’a laissé planer aucune ambi guïté, et l’Anschluss de l’Autriche est la preuve que le Reich va bientôt « porter son aide » là où des frères allemands sont dits par la propagande nazie « dans l’incapacité de défendre leur liberté politique et spirituelle ». Dès mai 1938, la Wehrmacht encercle la Bohême et, sous le prétexte d’aller soutenir les Allemands des Sudètes, prépare un coup d’Etat militaire. En tant que Juif, Alfred Zweig ne pourra rien faire pour sauvegarder ses biens.
L’éditeur de Stefan Zweig lui-même est inquiété. Herbert Reichner a eu non seulement la mauvaise idée de publier l’œuvre complète de Stefan Zweig et des ouvrages d’auteurs condamnés au bûcher en Allemagne, Hermann Broch, Elias Canetti ou Siegfried Trebitsch, mais comble de malchance, si l’on peut dire, quelques jours avant l’Anschluss, il a publié un livre de
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