Stefan Zweig
ultra-conventionnelle et policée qui est la sienne, sans faire d’éclat, il est un de ces rares individus qui par réaction, se bâtissent d’emblée une légende personnelle, bien décidés à la vivre.
Stefan Zweig a eu très tôt la révélation que la liberté lui viendrait d’ailleurs, d’un univers parallèle où, contrairement à celui où il vit, nul ne subit de contraintes, où l’âge n’est plus un handicap. Il s’y sent heureux, léger. C’est l’univers des poètes et des écrivains, l’univers des livres et du théâtre. Sensations, émotions, aventures : tout ce dont la vie bourgeoise est avare, l’art en est prodigue.
Tel un voyage perpétuel, il lui apporte la lumière et le grand air dont son époque, l’empire et sa famille l’ont obstinément privé. Il met à lire et à rêver, à écouter de la musique ou à réciter des poèmes, un enthousiasme fiévreux, qui ressemble à un premier amour. « Notre ferveur était sans bornes », écrit-il, évoquant sa bande de lycéens, amateurs de livres, d’opéras, de théâtre – de tout ce qui illumine la vie. « Qui se produisait en public comme acteur ou chef d’orchestre, qui avait publié un livre ou écrit dans les journaux était une étoile dans notre firmament. » La réalité, pour Stefan Zweig, sera toujours plus belle et plus vivante dans la vision que les artistes en donnent. Aussi aspire-t-il très tôt avec quelques camarades complices qui partagent sa passion, à en faire le cœur battant de son existence. Eternellement jeune et sans cesse en mouvement, sans cesse en découverte, au contraire du vieux monde autrichien, si lourd à ses vingt ans.
Des poètes pour idoles
Tandis que la valse et l’opérette sont les distractions favorites des Viennois, leur part de frivolité, de sentimentalité, dans une existence où pénètre rarement la fantaisie, tandis que les mélodies de Johann Strauss fils (mort en 1899) sont leur part de bonheur, et qu’ils se régalent des couplets mièvres de La Chauve-Souris ou du Baron tzigane, tandis que Franz Lehar leur prépare les rythmes non moins légers de La Veuve joyeuse, Stefan Zweig va applaudir le premier concert de musique atonale d’Arnold Schönberg, un compositeur qui n’a encore qu’une vingtaine d’années. Il ne goûte pas vraiment la vogue des opérettes… Ce qui l’attire au théâtre ou à l’opéra, dans un livre ou dans un concert, c’est un mélange de nouveauté et d’exigence. Il aime être étonné, choqué même, être arraché à la banalité quotidienne, arraché à lui-même, entraîné plus haut, plus loin.
Ses idoles ont l’âge d’Arnold Schönberg, et sont inconnues du grand public. Le premier poète qui brille dans son firmament étoilé est un jeune Autrichien de Prague, étudiant en philosophie à l’université de Munich, qui a commencé d’écrire et de publier à l’âge de dix-sept ans, et dont il a déniché les premiers vers dans des revues à tirage limité, en fouinant dans les librairies ou sur la table surchargée d’imprimés du Reyl Café ou du Beethoven. Il ne l’a encore jamais rencontré. Ce poète s’appelle Rainer Maria Rilke, son aîné de six ans à peine.
Ce fils d’un officier de carrière, en rupture de ban, vit quelque part entre l’Allemagne, la France et l’Italie, d’où parviennent au petit club des amis de Zweig, comme un écho à des aventures intenses qu’ils ne peuvent qu’imaginer, des poèmes d’une pureté, d’une jeunesse qui les fascinent. En 1899, découvrant Mir zur Freier (Pour ma joie), ils s’emballent pour Rilke. Zweig peut réciter par cœur, ébloui, de longs passages crépusculaires, où l’on voit un poète se promener entre terre et lune, dans un paysage merveilleux, à la recherche d’une clé, ou peut-être de Dieu. Le jour, la nuit, les arbres et les saisons, les fleurs, les jeunes filles, les étoiles et les réverbères dansent autour de lui, en communion avec le monde, avec la vie. Rilke lui révèle qu’on peut être profond et grave, à vingt ans, et qu’une barbe blanche n’apporte rien au poète, quand il a la nostalgie et la savante maîtrise d’un Rainer Maria Rilke.
Le second qui éclaire sa route de tout l’éclat de sa jeunesse et dont il connaît et admire pareillement les vers, est un enfant prodige. Issu de la même classe sociale que lui, cette bourgeoisie juive viennoise qui a donné le jour à tant d’artistes,
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