Stefan Zweig
ambassadeurs, ses généraux, ses dignitaires, ses émissaires et presque tous les notables ont une barbe blanche. Dès qu’un homme occupe un poste important à Vienne, c’est qu’il est d’un âge mûr et par là même respectable. La société boude les moins de quarante ans. Pour faire sérieux, et compétent, les jeunes gens, si brillants soient-ils, doivent se grimer en vieillards, se laisser pousser la barbe, porter une redingote sombre, une canne et un lorgnon, adopter un air grave et compassé, une lenteur digne de leurs pères et grands-pères, qui leur donneront seuls droit au respect dans leur profession. Un médecin, un avocat, un professeur sont, par définition, des gens d’un âge certain, qui ont de l’expérience et dont on attend qu’ils en imposent non seulement par leur savoir mais par la solennité, la componction de leur style. « Le temps et l’âge avaient une autre mesure, explique Zweig. Les cheveux gris étaient encore un signe de la dignité et un homme “posé” évitait soigneusement les gestes et la pétulance de la jeunesse comme étant inconvenants. Même dans ma plus tendre enfance, alors que mon père n’avait pas quarante ans, je ne me souviens pas de l’avoir vu monter ou descendre en courant un escalier… » La patience, la première des vertus de la vieillesse, est un impératif à Vienne, où les lourdeurs et les lenteurs de la bureaucratie, bastion du pouvoir suprême, soumettent les citoyens aux pires épreuves de l’attente. La moindre démarche administrative demande des heures, des jours et des semaines, des années de persévérance, rien ne presse, disent les fonctionnaires, on peut toujours attendre… Et comme il semble à un jeune homme que le temps n’en finit pas de passer, l’extrême urgence à vivre ne trouve guère à s’exprimer, se heurte à un matelas de vieilles habitudes, à un ordre rigide depuis des lustres. Avec la patience, l’autre attribut de la vieillesse, non moins indispensable pour qui veut faire son chemin dans la communauté des adultes, est l’embonpoint… Tout homme important, donc bien nourri, se doit d’être corpulent, sinon gras, et revêtu des insignes distinctifs du bourgeois, l’habit, la cravate et le gibus. Stefan, qui est un jeune homme maigre et impatient, se souviendra de la bedaine de son père, de ses oncles et de ses professeurs, qui était au temps de sa jeunesse le privilège de la réussite et de l’âge. En fait, à la Belle Epoque, l’avenir se dérobe aux jeunes gens et appartient aux vieillards.
A Vienne, où des génies précoces, Mozart et Schubert, ont connu la gloire, même les artistes sont ou paraissent vieux, sous le règne de François-Joseph. Par-dessus leurs gilets de velours, les poètes reconnus ont des barbes grises – Wilbrandt, Ebers, Felix Dahn, Paul Heyse, Lenbach –, les favoris de la Belle Epoque ressemblent à des excellences ou à des conseillers de cour. Ce ne sont pas eux qui font rêver la génération de Zweig. Elle leur préfère les artistes qui ont vingt ans, comme eux, ou dont la jeunesse est encore intacte, dans la fougue et dans la ferveur. Lorsque Gustav Mahler, le prestigieux compositeur et chef d’orchestre, a été nommé en 1898, à moins de quarante ans, directeur de l’Opéra impérial, un murmure d’inquiétude parcourut Vienne, qui en débat encore : était-il raisonnable et sûr de confier à un si jeune homme (trente-huit ans quand même !) la première institution artistique de l’empire ?
A l’école comme à la maison, dans les administrations et à tous les niveaux de l’Etat, le dialogue entre les générations, entre le fils et le père, comme entre l’élève et le professeur, le maître et le disciple, le chef et les employés ou l’empereur et ses sujets, passe mal. Aux questions les plus simples, pendant ces années qui lui ont paru ne jamais devoir finir, Stefan Zweig s’est entendu répondre par un impérial et sectaire : « Tu comprendras plus tard. » Il a mal supporté cette absence de communication, et haï ce fossé qui l’a tenu prisonnier de son âge. D’instinct, ayant horreur des brimades, ne souffrant pas de limite à son désir de liberté, il sera du côté de la jeunesse. Contre cet idéal qui prévalait en Autriche, où un vieil empereur, pareil à une relique, renvoyait à chacun le reflet d’un monde très ancien, figé dans ses habitudes, il s’est nourri d’impatience. Dans la société
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