Stefan Zweig
les bords du lac de Constance. Véritable conseiller littéraire de Zweig, Hermann Hesse donne ses avis au jeune homme, camarade de plume, qui le tient en haute estime. « Lieber Herr Hesse – cher monsieur Hesse –, lui écrit Zweig dès le 1 er novembre 1903, aussi cérémonieusement qu’à Rolland plus tard, vous êtes aujourd’hui einer der Ersten in Deutschland, ein Junger und Grosser – un des premiers en Allemagne, à la fois jeune et grand 7 . »
Physique d’aristocrate, maigre et le crâne rasé, d’allure raide et presque militaire, Hesse est pourtant tout le contraire, un sage, un doux. L’homme a su échapper aux contraintes de l’état civil, aux conventions, aux préjugés, tant familiaux que nationaux. Prenant ses distances avec son époque, il invite ses contemporains à la contestation. Peter Camenzind contient les ferments de sa révolte et trouve déjà parmi les rares adolescents qui l’ont découvert un public à sa mesure, rebelle et rêveur à la fois. Après un voyage aux Indes en 1911, Hesse évolue vers une philosophie inspirée de l’hindouisme, qui prône la liberté de l’individu, la résistance à la contrainte et aux violences, physiques ou morales. Elle sera le fondement de ses livres futurs. Cette exigence de liberté, Zweig l’a sans attendre reconnue comme le signe d’un esprit irréductible, digne de figurer dans son panthéon personnel. Il aime l’écriture inspirée, poétique et tourmentée de Hesse, et son style de vie : depuis la Suisse, désormais son pays d’adoption, cet Allemand qui aurait pu devenir théologien et qui est un parfait autodidacte, adresse au monde, qui ne lit pas ses messages, des appels à la tolérance et à l’amour. Il n’est traduit en aucune langue étrangère et ses livres se vendent à un petit millier d’exemplaires.
Autre érasmien, autre figure d’exception et une des références de Zweig dans le climat belliqueux de l’avant-guerre : Heinrich Mann, un des grands romanciers de l’ère de Guillaume II, ne cesse de critiquer férocement le régime. Né à Lübeck en 1871, résidant à Munich, Heinrich Mann a écrit en 1905 Professor Unrat , que Josef von Sternberg portera à l’écran en 1930, sous le titre de L’Ange bleu , avec Marlène Dietrich dans le rôle de Lola Fröhlich, et quelques autres romans comme La Petite Ville , qui lui valent d’être célèbre en Allemagne. Il est alors infiniment plus connu que son propre frère, Thomas, dont la gloire un jour l’éclipsera. Ses livres ont un ton satirique, soulignent avec une étrange force poétique les failles de la société bourgeoise, ses injustices et ses cruautés. Mann, avec un incontestable talent de plume, cultive la polémique. Professor Unrat 8 décrit des personnages pris dans l’engrenage, incapables de penser ou d’agir librement, prisonniers des rôles que l’existence leur a assignés, incapables de s’en dégager. Le vieux professeur, les étudiants, la prostituée, le directeur de théâtre, chacun ressemble à une marionnette dont une main de fer tire les fils. Unrat signifie « déchet, ordure » en allemand. Les élèves du vieux professeur le narguent en criant « Unrat ! Unrat ! » à travers tout le collège et, la nuit, dans les bas-fonds de la ville où ils ont élu leur quartier général. La société, qui est toute hypocrisie, finit par « se décharger sur lui du poids de son propre vice », écrit l’auteur. Etouffant sous l’étau, elle ne se délivre qu’en trouvant des boucs émissaires.
A peu près à la même époque que L’Ange bleu , Heinrich Mann a écrit un pamphlet, Zwischen den Rassen (Entre les races), qui éclaire à la fois sa personnalité et le conflit qui est selon lui la source du malaise général qui sévit en son temps, celui du germanisme et de la latinité. Mann, dont la mère, née da Silva, est brésilienne, souffre de ne pouvoir concilier en lui les deux tendances antinomiques sur lesquelles se fondent, en se déchirant, sa propre histoire comme celle de sa famille. L’Europe lui apparaît partagée douloureusement, comme il l’est lui-même par ce double héritage.
Résolument démocrate dans un empire autoritariste, amateur passionné de décadences, lecteur de D’Annunzio et de Maupassant, ce peintre de la bourgeoisie et des instincts qui peuvent à tout moment bouleverser un être, lui faire perdre norme et raison, jette sur son époque un regard impitoyable.
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