Stefan Zweig
élégance, et ce qu’on pourrait appeler un certain rayonnement érotique de sa personne, une manière de s’approcher, de regarder, de sourire, disent clairement son intention, il trouve pour faire l’amour des partenaires de hasard. Son domestique, Joseph, a l’habitude à Vienne de ses rentrées nocturnes et de ses grasses matinées. Il sait qu’on ne dérange pas Monsieur quand il est avec une dame. L’érotisme est, à côté du travail, des lectures et de l’amitié, le jardin secret de Zweig.
Ephémère et secret sont pour lui les deux qualités indispensables d’un « épisode » réussi. Il a choisi de ne pas s’attacher. En amour aussi, sa philosophie lui prône le non-engagement. La passion lui paraît dangereuse et maléfique, coupable de ravager un individu. Il ne décrit qu’elle dans ses livres, mais s’en tient prudemment à l’écart. Etrangement, il se méfie du cœur. A la manière de don Juan, il est le moins sentimental des séducteurs. Le sentiment lui paraît un frein au plaisir. Jusqu’à un âge avancé, il ne recherche pas la compagnie des femmes sinon, il l’écrit lui-même – pour assouvir ses désirs. Ainsi le 12 septembre 1912 : « le soir, refoulé tous mes projets de travail dans une aimable demoiselle de Brno, trente minutes seulement, mais ce fut assez pour calmer mon imagination ». Ou bien le 15 octobre, « je rentre à la maison en compagnie d’un épisode », ou encore quelques jours plus tard, « le soir, brève avent. », il écrit le mot aventure en abrégé, avec désinvolture, soulignant des adjectifs ardent ou fougueux , le caractère particulièrement réussi de l’exercice. Exemple : « avent., pleine de ferveur Kärtnerstrasse », la rue des prostituées à Vienne. Le sexe est, en amour, tout ce qu’il connaît jusqu’alors. « Je frémis de ma propre virtuosité », déclare-t-il, moins modeste dans ce domaine que dans les autres.
Sa rencontre avec Friderike Maria von Winternitz le prend au dépourvu. Cette jeune femme aux yeux noirs, mûre et sérieuse, lui suggère autre chose que le désir sexuel. De la trouver « touchante, très touchante », il s’étonne lui-même. Il prend le temps de la connaître, lui écrit, l’invite à dîner et, si avare pourtant de préliminaires, si avare des heures qu’il consacre à son cher travail, il accepte, avant de coucher avec elle (décembre 1912), de marivauder plusieurs semaines.
Fille du directeur de la succursale viennoise de la North British Fire Insurance Company, épouse d’un haut fonctionnaire dans l’administration civile, lui-même fils d’un conseiller au ministère des Affaires étrangères, ancienne élève du vénérable institut Luithlen – une des bonnes écoles privées de Vienne –, où elle a étudié les littératures allemande et française, elle a tout à la fois de l’éducation, de la culture et ce vernis social si policé qui plaît tellement à Vienne. Mais – c’est sans doute aussi ce qui l’attire –, c’est une femme indépendante qui ne ressemble en rien aux jeunes filles farouches qu’on destine alors aux hommes à marier. Elle est même pour son époque, dans son milieu, étonnamment émancipée. Séparée de son mari, Felix von Winternitz, qu’elle a épousé très jeune et qui s’est révélé insignifiant, velléitaire et paresseux, elle garde d’excellentes relations avec lui. Quant à son beau-père qu’elle appelle gentiment le Vieux Monsieur, il est son conseiller pour toutes ses affaires, conjugales ou extra-conjugales. Catholique, quoique de père juif (elle est née Burger), elle a une grande liberté d’esprit et ne semble pas culpabilisée d’avoir coupé les liens sacro-saints du mariage. Bien que l’Autriche, Etat catholique par excellence, y soit hostile et interdise les remariages, elle songe à divorcer. En attendant, elle élève seule ses deux filles, Alix et Suse, diminutifs d’Alix-Elisabeth et de Susanne-Bénédicte, nées respectivement en 1907 et 1910. Elle « gagne son pain », c’est son expression favorite, en rédigeant des articles et des feuilletons pour les journaux. Fière de sa liberté reconquise, droite, un peu raide sous ses grands chapeaux, elle regarde la vie, les gens, avec franchise. Elle n’est femme ni de compromis ni de secrets.
Elle a, après ses filles, une passion : elle écrit des romans sentimentaux, d’un style qu’on peut trouver mièvre, mais qui ne
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