Stefan Zweig
s’en détourne.
Marcelle est une jolie couturière, mariée, et comme Friderike, malheureuse en amour. Nous ne connaîtrons ni son nom de famille, ni l’adresse du magasin où elle travaille, nous ne saurons pas si elle était brune ou blonde ni si elle avait les yeux lilas ou noisette. Il raconte qu’elle vient passer la nuit, assez souvent, dans sa chambre à l’hôtel Beaujolais, où il a pris l’habitude de descendre, parce que la fenêtre ouvre sur les jardins du Palais-Royal. Elle est pour lui, avant tout, un corps. Particulièrement doux et caressant, et doué pour l’amour. Elle lui procure, de son propre aveu, des sensations inédites et magnifiques. « Elle est insatiable, écrit-il dans son journal le 11 mars 1913. Je remporte de pleins triomphes de véritable extase. » Le portrait d’un Stefan Zweig pur esprit n’est qu’une fausse piste : toujours la sensualité vient tourmenter et captiver le personnage. Elle est au cœur de sa vie, comme de l’œuvre. Eclatante dans l’aventure avec Marcelle, plus souvent discrète ou carrément dissimulée, elle habite chacun des recueils de nouvelles comme chacune des biographies, même les plus intellectuelles.
« Je suis ravi par sa fougue qui accroît agréablement la mienne, dit-il de cette nouvelle amie. Le soir, avec Marcelle, je me repose de tout intellectualisme dans le jeu violent des corps, jusqu’à épuisement. »
Mieux que Friderike, cette Parisienne enjouée et rieuse correspond à ce que Zweig cherche d’abord dans une femme : une récréation et un repos. Il a une manière très méthodique, presque systématique, de pratiquer l’amour, qui le décontracte et résout ses angoisses, au moins temporairement. Il s’entend très bien avec Marcelle. Non seulement dans les étreintes, mais aussi le reste du temps. Ce temps si précieux et qu’il n’accorde qu’avec parcimonie à ses compagnes de plaisir. Quand il écrit et qu’elle dort près de lui, ou bien qu’elle lit, sans parler, sans soupirer, comme un petit animal docile, il éprouve un curieux sentiment de paix. Il s’étonne de supporter si bien sa présence, presque de la rechercher. « Sa gentillesse et son bon sens, écrit-il, à preuve que Marcelle n’est pas qu’un joli corps, me la rendent chaque jour plus chère. » L’affection de Marcelle le touche sans l’irriter. Sa simplicité le fascine. Pour Zweig, l’âme de la femme, liée aux éléments, aux enfants, à la nature, semble couler de source, tandis que la sienne, aux antipodes, est nouée de contradictions, de peurs et d’hésitations. Il aime que la femme soit limpide. Même Friderike, qui est assez bas-bleu, et émaille ses lettres de citations de poètes ou de tragiques grecs, reste à ses yeux avant tout une bonne pâte. Pour lui, un fossé sépare les sexes. Même s’ils aspirent à se rejoindre, l’univers de l’homme est à des années-lumière de la femme. « Les femmes, dit-il, ont le pouvoir de tout comprendre, de se faire tout expliquer clairement, la question est de savoir si cela peut durer, si cette compréhension ne va pas se brouiller et s’obscurcir très vite. » Il aimerait, comme Friderike et Marcelle, mais il s’en sait incapable, avoir le cœur simple.
Le 29 mars 1913, tout en courtisant Friderike et se laissant courtiser par elle, il accepte de faire un enfant à Marcelle. C’est la seule fois de sa vie qu’il accédera à ce désir d’une femme, et la seule fois qu’il baissera la garde et fera confiance, quoique brièvement, à l’avenir. « Ce fut un des moments profonds de mon existence, cette volonté consciente d’avoir un enfant, cette luminosité de son corps, de tout son être, comme émanant de l’extase du sacrifice, cette ivresse onirique de l’imagination. » On voit que l’« épisode », cette fois, ne le laisse pas indifférent. Il engage « tout son être », bouscule ses défenses et sa méfiance, au point de l’entraîner à d’imprudentes promesses. Mais, au matin, dit-il, il retrouve « tout son sang-froid ». La paternité, Zweig l’a volontairement éludée : il ne veut d’aucune chaîne, d’aucune responsabilité et ne tient pas particulièrement à donner la vie. Marcelle, le lui a-t-il demandé ou l’a-t-il laissé faire, avortera.
Il n’en reste pas moins quelque temps attendri par sa jolie personne, mais on sent bien d’après les confidences du journal que les liens se défont. Sans doute
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