Stefan Zweig
de la maison des morts , tous ces romans admirables qu’il voit plongés « dans un crépuscule mystique ». « Quelle longue descente, écrit Zweig, quel labyrinthe il nous faut parcourir pour scruter jusqu’en son tréfonds le cœur de ce géant : cette œuvre unique, puissante et immense, lointaine et effrayante, est de plus en plus mystérieuse au fur et à mesure que nous tentons de pénétrer dans sa profondeur. » Avec un talent qui semble s’épanouir au contact du génie russe, comme si la rencontre avec Dostoïevski lui communiquait une ardeur et une ampleur nouvelles, Stefan Zweig écrit l’un de ses plus beaux livres. Et l’un des portraits les plus vivants, les plus sensibles de Fedor Mikhaïlovitch. Cent cinquante pages, où pas un paragraphe n’accuse une chute de rythme, où les phrases vibrent dans une musique à la fois inspirée et triste, éclairent l’univers qui fut celui du romancier, moins la Russie, le bagne ou l’exil, que l’imaginaire, le monde intérieur et secret du créateur de L’Idiot . La simplicité du portrait n’est pas son but. Zweig cherche la fidélité à l’œuvre, et poursuit Dostoïevski dans les méandres de sa personnalité, ses contradictions et ses mystères. A travers lui, il cherche un sens à la souffrance, un sens à la vie. Il travaillera pendant toute la Première Guerre mondiale, qui y met une ombre de plus, à ce livre qui propose une interrogation sur la destinée de tous.
Pour Dostoïevski, écrit Stefan Zweig, il n’y a pas d’enfer. « L’auteur ne connaît que le purgatoire. Il sait que l’homme à l’âme ardente qui erre est plus près de l’homme vrai que les êtres orgueilleux, corrects et froids, dont le cœur est figé dans la légalité bourgeoise. Les êtres vrais ont souffert, ils ont le respect de la souffrance et atteignent par là l’ultime secret du monde. Celui qui souffre est notre frère par la pitié. »
A l’aube du conflit mondial qu’il pressent, Zweig trouve un modèle dans ce martyr russe qui lui montre la voie royale : seule « la connaissance fraternelle », ce qu’il nomme « le chant orphique des âmes », peut sauver un homme et l’aider à vivre. Dostoïevski éclaire sa route, en lui disant d’« aimer davantage la vie que le sens de la vie », formule ultime, inoubliable, que Zweig voudrait adopter pour lui-même, mais qu’il aura, par excès d’intellectualisme, grand mal à appliquer. Le contraste est criant, en 1913, quand Zweig rédige son essai, entre le romancier russe qui a enduré tant de maux et le jeune écrivain autrichien, vierge d’épreuves, naïf et enthousiaste, mais qui pressent de tous ses nerfs les souffrances morales qu’il va bientôt affronter, et se prépare, en cherchant aide auprès de héros selon son cœur, à regarder en face un avenir qui prend la couleur de la nuit.
« La vie, quelle qu’elle soit, est belle », disait Goethe. La guerre va mettre à bas comme un château de cartes ce message olympien. Le bonheur de vivre à Vienne, à Paris, à Munich, à Bruxelles, dans la bourgeoisie cultivée et jouisseuse, ne sera bientôt plus qu’une nostalgie. Et le monde des ténèbres et de la peur que décrit Dostoïevski va s’abattre sur l’Europe, en une étrange ressemblance avec le chaos dostoïevskien. Comment, dès lors, continuer d’« aimer la vie » ? « Certes, expliquera Zweig dans Le Monde d’hier pour les générations futures, nous pensions parfois à la guerre ainsi qu’il arrive de penser à la mort, comme à une chose possible mais encore très lointaine. […] Nous étions trop jeunes et trop heureux. »
En disant NON à mon époque, j’ai trouvé le OUI que je m’adressais à moi-même.
III
Rester libre dans la guerre
Une femme pour la vie
Une jeune femme à la beauté sombre, au nom aristocratique, entre dans sa vie par une porte dérobée. Il ne l’attendait pas. Jusqu’à trente ans, Stefan Zweig n’a connu que des aventures, des « épisodes » ainsi qu’il les nomme avec une pointe d’ironie dans son journal. « Rentré ce soir avec un épisode. » Il n’a pas de liaison, pas d’amie régulière. Ce qu’il recherche, c’est le plaisir, brutal et éphémère, que lui procurent des étreintes sans lendemain. Quand il a envie d’une femme, il sort et ramène chez lui une inconnue, qu’il a levée dans la rue, dans une boîte ou au cinéma, sans grand effort. Son physique, son
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