Stefan Zweig
cependant aimé, Friderike lui apporte une part de bonheur. Elle-même, plongée dans l’écriture d’un nouveau roman, entre Stefan et ses filles, se dit « heureuse jusqu’au bout des ongles ». Aussi le coup de revolver de Sarajevo du 28 juin, dans un climat si tranquille et joyeux, n’inquiète-t-il pas outre mesure les studieux estivants. L’assassinat de l’héritier du trône, François-Ferdinand, neveu de François-Joseph, et de son épouse, en Bosnie-Herzégovine, n’afflige en rien les Autrichiens qui n’aimaient guère le couple impérial, à la morgue glaciale et aux idées figées. Tandis que la mort de l’archiduc Rodolphe, fils de l’empereur, à Mayerling avait soulevé l’indignation et la tristesse dans l’empire, celle de François-Ferdinand et de Sophie Chotek laisse tout le monde à peu près indifférent. « Deux heures après, on ne pouvait plus observer aucun signe de deuil véritable, écrira Zweig. Les gens bavardaient et riaient, tard le soir la musique se remit à jouer dans les salles. » Il y en eut même pour se réjouir de voir disparaître ce prétendant impopulaire, au profit du jeune archiduc Charles, infiniment plus aimé. Personne en Autriche ne pressent les conséquences politiques de cet assassinat. « Qu’est-ce-que cet archiduc mort dans son sarcophage avait à faire avec ma vie ? »
Zweig ne diffère pas son voyage prévu comme chaque été pour la Belgique. Il séjourne à Ostende et dans la petite station balnéaire du Coq, en attendant de se rendre début août chez Verhaeren à Caillou-qui-bique. Friderike est, avec ses filles, depuis la mi-juin en cure à Tobelbad, près de Graz. La menace d’une mobilisation générale surprend l’un et l’autre en vacances, dans l’insouciance estivale. A Friderike, qui lui écrit qu’elle est « morte de peur tout à coup. Aime-moi », Stefan Zweig pour une fois, adresse des paroles rassurantes et l’invite au sang-froid. Tandis qu’il profite du soleil sur la plage, et discute le soir avec le peintre James Ensor et avec Crommelynck, un ami poète, auxquels il professe à l’inaccoutumée un trop bel optimisme, la tension monte en Europe, depuis la frontière de l’Autriche. Peu à peu, au rythme des nouvelles alarmantes, il voit les gens déserter les plages et rentrer chez eux. Des déclarations nationalistes, entendues ici ou là, permettent déjà de cerner des clans. Il y a au Coq ceux qui parlent français et ceux qui parlent allemand : avant que la guerre n’éclate, « le français, dira Zweig, la langue que nous avons pratiquée par goût et par amour, prend tout à coup une sonorité hostile ». Le 23 juillet, l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, suivi de la rupture des relations diplomatiques, ne permet plus de nourrir de doutes, quand le 28 juillet, l’empereur déclare la guerre à ce petit pays, entraînant par un jeu d’accords signés depuis dix ans tout l’engrenage d’un vaste conflit. Le 30 juillet, la Russie se range du côté de la Serbie. En France, le 31, au Café du Croissant, à Paris, Jean Jaurès est assassiné, le jour même où Zweig, enfin conscient du péril, monte dans le dernier train pour Vienne. En route, des convois chargés de soldats, de canons et de munitions prouvent qu’il ne rêve pas, et que le moment tant redouté mais que personne n’attendait, est hélas arrivé. Le 1 er août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, le 3 août à la France, le 4 elle viole la neutralité belge et pénètre en force jusqu’aux frontières françaises, acculant l’Angleterre à entrer à son tour dans le conflit européen. Zweig épouvanté voit se réaliser sous ses yeux la situation que lui décrivait si bien, tandis qu’il l’écoutait avec un sourire incrédule, Bertha von Suttner.
Il reprend peu à peu ses esprits pour se livrer à son démon familier, fort répandu par les temps qui courent, l’inquiétude. Son premier réflexe est conditionné par son éducation, par sa culture, et le pousse à se déclarer contre ses idées les plus profondes, pacifistes et fraternelles. C’est une réaction de survie patriotique qu’il éprouve d’abord. En bon Autrichien, lecteur de Goethe et de Schiller, selon une logique inculquée dès son plus jeune âge, le voici pro-allemand. « Mon angoisse pour l’Allemagne est indicible, confie-t-il à son journal, à la date du 5 août. L’Autriche, nos biens, le danger que je cours
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