Stefan Zweig
écrire dans la Neue Freie Presse de longs articles patriotiques. « Un mot sur l’Allemagne », « Le monde sans sommeil » et « L’Autriche et le peuple allemand » expliquent en août 1914 à ses lecteurs qu’il existe une fraternité d’armes entre l’Autriche et l’Allemagne, et que la langue seule est la vraie patrie. Ces réflexions illustrent sa conception germanophone du monde, professent une foi dans l’universalité de l’esprit allemand qu’il définit de manière littéraire et romantique comme un esprit d’ouverture, préoccupé des Lumières.
Enfin, le 12 novembre 1914, déclaré apte au service – « le souhait de maman est exaucé », écrit-il à Friderike –, il est affecté à la Stiftskaserne de Vienne, aux archives de guerre. Le 1 er décembre, il revêt pour la première fois l’uniforme autrichien. « Sentiment étrange malgré tout ! On se sent un peu ridicule avec ce sabre, quand on n’a pas à s’en servir. » Son travail visant à la propagande – un comble pour un pacifiste – consiste à rédiger en partie le journal des armées, Das Donauland (Le Pays du Danube), et à écrire le texte des citations et des remises de décorations, ainsi que les lettres aux familles pour annoncer la mort d’un soldat. Mais la plupart du temps – il doit rester dans les bureaux jusqu’à dix heures par jour – il est pris dans la routine, abêti par la bureaucratie que la guerre a encore, si cela était possible, aggravée. Le 20 novembre, dans son journal, il se plaint que le service soit typiquement autrichien : « Il vous grignote toute la journée sans que l’on fasse quoi que ce soit. » Du rôle qui lui est assigné, il dira qu’il fut « monotone, absurde et frustrant ». Et de l’état d’esprit autrichien, en général, qu’il est une « perte de temps érigée en système. »
Peu à peu, les semaines passant, les morts se comptent par villages entiers, les fleurs sont tombées des baïonnettes, Zweig prend la vraie mesure de la guerre. Prenant conscience des tendances contradictoires qui déchirent son cœur, son attachement à la culture allemande et son aspiration à une vision généreuse, plus vaste de l’univers, il abandonne le sentiment belliqueux, nationaliste qui l’enfiévrait aux premiers jours, et prend, autant qu’il peut, du recul sinon encore de la hauteur vis-à-vis des forces engagées. En novembre et décembre 1914, il souffre d’être partagé entre des élans contraires. A la veille de Noël, il écrira : « Je ne suis que perpétuel conflit, toujours ennemi de moi-même. » Il y faudra toute l’influence apaisante de Friderike, qui ne cesse de le presser de reprendre son œuvre, de se remettre à son Dostoïevski et peut-être à cette pièce de théâtre dont la guerre lui a suggéré l’idée, Jérémie . Il faudra aussi les exemples que d’autres écrivains français ou allemands suggèrent par-delà les frontières, pour qu’il comprenne enfin quelle est sa vraie mission et sa place dans un monde en folie.
Côté allemand, si Hermann Hesse appelle, dès 1914, les poètes du monde entier à se désolidariser du conflit, si Heinrich Mann, la même année, comme un camouflet à Guillaume II, ose publier un livre sur Emile Zola, les discours de paix sont l’exception. La plupart des auteurs, poètes, philosophes ou romanciers, affichent avec fougue leur nationalisme. Hauptmann et Dehmel eux-mêmes font rimer Krieg und Sieg (gloire et victoire). Le poète Ernst Lissauer, que connaît bien Zweig, car il vient de tomber fou amoureux de Friderike – il proposera même l’année suivante de l’épouser – rédige un Chant de guerre contre l’Angleterre , qui sera bientôt presque aussi populaire dans les territoires de langue allemande qu’en France Au clair de la lune . Zweig, pour expliquer cet hymne absurde à la haine, dira que Lissauer était « le plus prussianisé des Juifs que je connaisse : comme beaucoup de Juifs dont les familles sont entrées tard dans la culture germanique, il croyait en l’Allemagne » – encore plus que lui-même –, « plus que le plus croyant des Allemands ».
De part et d’autre des frontières, les écrivains servent leur patrie en chantant la gloire d’un peuple, « au lieu de défendre, ainsi que l’écrira Zweig, revenu à ses principes, ce qu’il y a en lui d’universellement humain ». Force lui est de constater que, dans les milieux
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