Stefan Zweig
l’en distraire et pour ne pas empiéter sur le précieux temps que Zweig consacre à défendre « ce qu’il y a dans l’homme d’universellement humain », tour à tour infirmière et mère de famille, Friderike écrit un roman, nostalgique d’un monde que la douceur a déserté, Vögelchen (Petits oiseaux).
L’intensité de la guerre, avec son compte rendu de batailles, victoires et défaites enchaînées, inextricables et aussi meurtrières les unes que les autres, apparaît de plus en plus absurde à qui se tient « au-dessus de la mêlée ». Une seule chose est sûre, écrit Zweig dès le mois de février 1916 : « Tous les Etats européens seront les vaincus, l’Amérique et le Japon les vainqueurs. » Sa lucidité politique augmente à mesure que l’horizon s’assombrit, et que les gens y perdent leur discernement. Ne voulant rien entendre des arguments qui prônent la supériorité de l’un ou l’autre camp, il est convaincu que le débat est vain et l’issue fatale, que l’Europe tout entière sortira de la guerre physiquement et moralement réduite à un champ de ruines. « Nous ne récolterons pas la moisson du sang versé », écrit-il. Aussi s’attache-t-il à fixer son regard sur le travail de quelques artisans isolés qui ont entrepris, dans le mépris général, de poser les fondements de la reconstruction future.
A Kalksburg, son isolement est grand, seules les lettres de Romain Rolland viennent le réconforter. Il fuit tout échange, sûr de n’être pas compris. Rainer Maria Rilke, débarrassé de l’uniforme, et rétif à toute discussion politique, apporte sa présence, légère et comme fantomatique, au cercle étroit de la famille. Etendu sur une chaise longue, il préfère songer aux poèmes qu’il veut écrire, à leur musique et à leur composition . Ses conversations éthérées et élégantes, qui jamais ne font référence à la guerre, reposent Zweig, qui éprouve la plus grande admiration pour le poète, et ne peut se défendre, lorsqu’il parle, du sentiment d’une nostalgie cruelle pour ce qui fut si beau, longtemps, autour de lui, ce monde de douceur, d’amitié, de passions littéraires, dont Rilke est l’uni que et pathétique survivant. « Il souffre beaucoup de la guerre, peut-être plus que nous tous. »
Zweig suit de près les événements, même s’il se défend d’y prendre part moralement. Attentif avant tout aux progrès de la paix dans le cœur des gens, il note dans son journal, son plus fidèle interlocuteur, que la situation militaire et politique est devenue « tellement insensée et ridicule » que ses compatriotes finissent par regretter « la situation antérieure qui laissait présager une fin plus rapide ». En termes choisis, il veut dire que tout – y compris la défaite de l’Autriche – serait préférable à la poursuite cruelle des combats. Tandis que les Russes prennent Erzurum aux Turcs, le front stagne, au prix de massacres inouïs, en Pologne et en Galicie. Le chaos est si grand de part et d’autre qu’il est impossible de vérifier, au rythme ininterrompu des offensives et des contre-offensives, qui avance, qui recule. Les hommes se battent pour de dérisoires pouces de territoires. « Le moral est effrayant. On pressent qu’on n’en finira jamais, aucune victoire ne peut convaincre que la fin est proche, au contraire, chacune d’elles déchaîne une nouvelle colère chez l’adversaire. » Les Autrichiens prennent-ils Scutari, sur le front italien ? « Personne ne s’en réjouit, constate Zweig, parce que cela multiplie les étapes. »
Ce qu’il ignore, c’est que des dirigeants autrichiens, dissidents dans l’âme, ont le désir d’amener l’empereur à se désolidariser de Guillaume II, dont l’esprit belliqueux les a conduits trop loin, et à signer une paix séparée. Partisans de la Vieille Autriche, ils veulent défendre leur vision d’un empire fondé sur la conciliation des peuples et le respect de leurs différences, qu’ils jugent menacée par le pangermanisme, sa soif insatiable de puissance. Ils veulent surtout échapper à l’ Anschluss , à l’annexion par l’Allemagne, dont le spectre flotte au-dessus de leurs têtes. Le mot est dans l’air, depuis bien avant la guerre, mais il a pris du poids et certains hommes politiques plus lucides que la plupart mais évidemment minoritaires, ne cessent de mettre en garde l’Europe, des deux côtés à la fois,
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