Stefan Zweig
les sangs en songeant à sa bibliothèque qu’il a abandonnée à Paris et qui lui a été confisquée, ainsi qu’à un certain nombre de manuscrits qu’il croit perdus 3 . Il déteste la guerre, parce qu’elle est sale et laide, dira-t-il à Zweig, et qu’il ne comprend rien à son langage ni à ses traditions. Le poète, renvoyé à l’arrière, paraît en danger de mort, son âme est si atteinte que Zweig lui-même, pourtant si malheureux, qui lutte chaque jour contre les signes évidents de dépression nerveuse – nervous breakdown, dit-il élégamment –, se préoccupe de son sort et, grâce à un échange fructueux de lettres, essaie malgré son propre malaise de réconforter son ami. La plupart de ses livres seront sauvés et, grâce à un examen médical de complaisance, Rilke sera définitivement réformé.
De France, deux joies lui parviennent en cette année 1915. Henri Barbusse publie Le Feu , un roman qui décrit les horreurs du front, pareil à un incendie et à un laminoir, les corps déchiquetés, mutilés, calcinés, le froid, la faim, la misère, la souffrance au fond des tranchées. Zweig, bouleversé, écrit sans hésiter un article pour la NFP , qui le publiera. La presse viennoise, de tradition libérale, ne censure pas son texte, qui, à travers la description atroce de la vie des soldats, plaide sans ambiguïté en faveur de la paix. Pour les combattants, il n’y a pas de différences, pas de degrés dans la torture, selon Barbusse et Zweig : la souffrance est la même de part et d’autre des tranchées. Quant à son ami Jules Romains, l’auteur des Copains , il vient de faire paraître un long poème, intitulé Europe . Le mot lui-même a quelque chose d’irréel : parler de l’Europe en 1915, c’est évoquer un paradis perdu.
La guerre ne vaut rien, ne vaudra jamais rien pour l’homme. Ce lieu commun qui scandalise les patriotes fait son chemin en Zweig. Il l’amène à prendre ses distances avec l’Allemagne et à revendiquer pour lui-même, au sein d’une culture de langue germanique, son originalité d’Autrichien : « L’Allemagne et l’Autriche ont des âmes tout à fait différentes, écrit-il. Nous ne sommes pas aussi avides de conquêtes… » L’idéal prussien, tel qu’il le découvre après un an de guerre, se fonde sur une volonté de puissance qui lui est non seulement étrangère mais qu’il condamne, au nom de l’universalité. Plongé dans une solitude pathétique, ne pouvant se confier à personne sinon de loin en loin – mais elle n’est qu’une femme ! – à Friderike, et, en termes choisis, à demi étouffés, à cause de la censure, à son ami Romain Rolland, Zweig se tourne vers son seul recours, les livres. Dostoïevski l’engageait hier à réfléchir à travers son propre exemple à l’isolement de l’artiste. Aussi est-ce d’une plume émue et fraternelle qu’il revient à lui pour tenter de partager, d’éprouver de l’intérieur, le parcours angoissant de ce héros, le plus malheureux des hommes. Il achèvera le livre pendant la guerre. Puis un autre personnage prend la relève pour l’aider à comprendre la folie du monde et l’aider lui-même à vivre. Dès le début de 1915, il songe à un prophète de l’Ancien Testament, version biblique de Bertha von Suttner, qui annonça à Jérusalem incrédule, en pleine paix, l’imminence de sa destruction et ne fut cru par personne. Châtié, torturé, condamné à mort puis gracié, sa prophétie se vérifia puisque ainsi qu’il l’avait annoncé, Jérusalem fut détruite en 587 avant J.-C. Dès juin 1915, Zweig a conçu et écrit le plan d’une pièce de théâtre qui portera le nom de Jérémie , et lui permettra, par un retour aux sources, de tracer un parallèle entre jadis et aujourd’hui, comme entre les fous et les sages, lesquels ne sont jamais ceux que l’on croit.
Dans sa pièce, Jérémie sera crucifié. Car il est un Christ, méprisé, haï pour ses paroles de vérité. Un pessimisme extrême enveloppe l’œuvre, reflet de la vie de Zweig en ces années d’opposition silencieuse et de solitude. Le thème sur lequel il travaillera pendant plus d’une année, en parallèle avec Dostoïevski , est moins le pacifisme que le défaitisme. Rolland d’ailleurs le lui reprochera. Zweig, réfléchissant à ce qui fait la grandeur de ce personnage biblique, remarque que sa supériorité morale tient à ce qu’il est un vaincu. « Toujours
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