Stefan Zweig
moins qu’à la précédente, à La Confusion des sentiments et livre à Zweig les réflexions qu’elle lui inspire sur l’amour d’homme à homme : « La nature humaine est bisexuelle », lui écrit-il au passage. Il veut surtout rendre hommage à la finesse et à la sincérité de l’auteur. « Cette démonstration, dit-il, se fait avec tant d’art, de franchise et d’amour du vrai, elle est si libre de tout mensonge et de toute sentimentalité propre à notre époque que je reconnais volontiers ne rien pouvoir m’imaginer plus réussi 1 . »
Freud ne sera agacé que par un seul ouvrage de Zweig : le Freud précisément, qui figure avec Mesmer et le Mary Baker-Eddy, dans la trilogie de La Guérison de l’esprit . Une cohabitation gênante, des simplifications proches selon lui de la caricature – « le gaillard est plus compliqué ! », proteste-t-il dans une lettre à l’auteur – et un désir de vulgariser le message de la psychanalyse l’ont mécontenté. Il lui reproche surtout de ne pas avoir parlé du procédé de libre association, qui est « l’innovation la plus remarquable de la psychanalyse », mais pardonne aisément tous ces défauts à Zweig, dont l’intention n’était après tout que de faire mieux comprendre et mieux aimer l’incompris. « Qu’on n’aime pas son propre portrait ou qu’on ne s’y reconnaisse pas, lui écrit Freud, c’est là un fait banal et bien connu. » Ils demeureront toujours en bons termes et en étroites relations, avec cet espace que marque entre eux l’expression de la « profonde et fidèle admiration » de Zweig. « Monsieur le Professeur » – Herr Professor – n’y répond que « cordialement ».
1 La correspondance de Freud et Zweig, traduite par Gisella Hauer et Didier Plassard, est publiée aux éditions Rivages (1991).
Le désir dans la nuit
Les nouvelles de Stefan Zweig ont pour décor la nuit ou la tombée du soir. Officiant autour d’un secret long et douloureux à porter à la lumière, elles baignent dans une pénombre plus propice aux confessions intimes que la clarté du jour, et reflet des zones obscures de la conscience où sont enfouis les mystères. Conte crépusculaire , paru en 1911 dans le même recueil que Brûlant secret, La Nuit fantastique et La Ruelle au clair de lune , parus en 1922 dans le même recueil qu’ Amok , définissent dès le titre l’atmosphère qui baigne toute son œuvre de fiction. La Peur se déroule en extrême fin d’après-midi, à cette heure entre chien et loup où, cachant son visage sous un voile noir, sort de la garçonnière de son amant la femme adultère. Vingt-quatre heures de la vie d’une femme a pour cadre une nuit enténébrée, où brillent les lumières artificielles d’un casino. La Confusion des sentiments fait une grande place à l’ombre, aux rêves nocturnes, à la mélancolie du soir. Mais c’est Amok qui souligne le mieux cette opposition du monde entre l’apparence et les profondeurs, les choses connues et les énigmes souterraines : sur le paquebot, le narrateur, inconfortablement installé dans une cabine sans air, somnole tout le jour et, la nuit tombée, aux premiers accords de l’orchestre, monte sur le pont et vient fumer devant la mer – une étendue si noire qu’elle se confond avec l’air, avec le ciel, il n’en distingue rien. C’est dans ce no man’s land , cette espèce d’enclave nocturne, qu’il croise un passager – le médecin –, tout aussi insomniaque que lui et que ravage un drame inavoué. Il va se mettre à parler, tout en tirant sur une pipe dont la fumée blanche anime à peine l’obscurité. Le narrateur ne peut ni voir le visage ni discerner les traits de l’homme dont l’histoire, pareille à la vieille catharsis d’Aristote, est une tentative – qui échouera – de se libérer lui-même, se purifier de son horrible secret. Sans la nuit, il serait resté muré dans son silence. Mais la nuit, apparemment, le délivre. La délivrance des héros de Zweig, par l’aveu du secret, a toujours lieu grâce à cette lumière plus ou moins obscure ou tamisée, qui évoque celle des confessionnaux ou des cabinets de psychanalyse, et qui atteint dans Amok l’opacité.
« Entre moi et la réalité immédiate, il y avait une cloison de verre que je n’avais pas la force de briser », dit le personnage de La Nuit fantastique . Il y a toujours un écran quelque part entre la vérité et ce
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