Stefan Zweig
un geste fatal, il se confie à une femme, seule et malheureuse, que son secret transforme et anime d’une étrange façon, en lui révélant l’amour. Mais c’est certainement La Confusion des sentiments (1927) qui campe le mieux la place du secret dans une vie humaine. La nouvelle raconte l’histoire ambiguë, délicate dit Zweig à son éditeur, d’un jeune homme et de son professeur, un spécialiste du théâtre élisabéthain, dont l’homosexualité, improbable puis suggérée est enfin clairement dévoilée. Zweig, qui n’a pas craint de choisir un sujet tabou en ce premier tiers du siècle, peint l’attraction réciproque des deux hommes, naïve et sans la conscience du péché de la part de Roland, plus perverse et plus douloureuse chez le professeur. Le drame se noue selon une progression implacable, et dans une atmosphère de plus en plus pesante, de plus en plus étouffante, avec des tentatives de fuite, des jeux de masques et des dissimulations, en présence d’une femme chaleureuse et piquante – la jeune épouse du professeur. Elle n’est qu’un contrepoint au véritable amour qui se dévoile dans la plus totale « confusion de sentiments ».
Dans un sonnet qui ouvre le recueil d’ Amok , Zweig qui n’a pas renoncé à la poésie, écrit ces vers :
Seule la passion qui trouve son abîme
Sait embraser ton être jusqu’au fond ;
Seul qui se perd entier est donné à lui-même.
Alors, prends feu ! Seulement si tu t’enflammes,
Tu connaîtras le monde au plus profond de toi !
Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie.
Le secret conduit les héros de Zweig à cette dualité qu’il avouait pour lui-même, et auquel Freud, refusant le terme, lui préférait « ambivalence ». « Il y a en toi deux hommes, déclare l’inconnue dans sa lettre : un jeune homme ardent, gai, tout entier au jeu et à l’aventure, et, en même temps, dans ton art, une personnalité d’un sérieux implacable, fidèle au devoir, infiniment cultivée et raffinée… Tu mènes une double vie, une vie dont une face claire est franchement tournée vers le monde, tandis que l’autre face, plongée dans l’ombre, n’est connue que de toi seul. » On ne saurait mieux dire. Cette profonde dualité, sans nul doute le secret de Zweig et la clé de ses personnages, fonde sa personnalité et orchestre toute son œuvre. Il y a d’un côté la face claire de l’écrivain : sa vie de conférencier, d’essayiste, de biographe, et même de dramaturge, tournée vers les autres et vers son époque, curieuse d’innovations et de connaissances, érudite et parfaitement maîtrisée. Et puis de l’autre, la face sombre, qui prête aux rêves et aux interprétations, celle dont témoigne avec une subtilité et un raffinement extrêmes, l’ensemble de ses récits, de ses romans et de ses nouvelles, qu’il nomme avec amour ses créations. Il s’y laisse deviner, avec ses angoisses, ses faiblesses, ses vertiges et ses tentations. Si l’homme souffre d’ambivalence, l’écrivain, lui, est clairement dédoublé. A l’écriture sereine et lumineuse des biographies, articles ou conférences, s’oppose celle des créations, plus caressante, plus vibrante sur fond de nuit ou de brouillard.
La vérité des premières est d’ordre objectif, historique, explicatif. Celle des secondes d’ordre subjectif, sensible ou divinatoire. Mais elle est la plus proche du brûlant secret de Zweig. Freud ne s’y est pas trompé. Alors qu’il répond en deux ou trois lignes, polies mais indifférentes, à l’envoi des essais et des biographies – seul le Dostoïevski lui arrache une longue lettre, parce qu’il n’est pas d’accord avec l’interprétation que donne Zweig de l’hystérie du sujet et lui refuse le droit de parler d’épilepsie –, il se passionne pour les nouvelles. Et comme il est chaque fois sincère, jusqu’à la brutalité, Freud dit ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas. L’écriture des textes est digne selon lui d’être psychanalysée. Zweig se délivre de ses démons en écrivant, comme d’autres en venant parler sur son divan. Vingt-quatre heures de la vie d’une femme est, de toutes, sa préférée : en la lisant, il y a décelé une « fixation libidinale » de la part de l’héroïne, et des substituts d’« onanisme » et de « masturbation »… Dans sa lettre du 4 septembre 1926, il avoue s’être également intéressé, quoique
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