Stefan Zweig
qu’elle cache, comme entre le rêve et la vie. L’humanité que décrit Stefan Zweig hésite entre deux mondes antagonistes et complémentaires. Le jeune homme du Conte crépusculaire avoue que « sa vie ultérieure ne lui est plus apparue que comme un rêve, une illusion, comparée à la réalité du souvenir ». Les deux mondes s’entremêlent, aspirent à se ressouder, et c’est cette souffrance à ne pouvoir vivre dans l’unité, c’est ce combat pour réconcilier en soi la lumière et le mystère, qui font l’originalité et la beauté des nouvelles. Présentant l’édition française d’ Amok en 1926, Romain Rolland, inspiré par « un devoir fraternel », ne s’y est pas trompé : il souligne chez l’auteur « la dualité, qui l’inquiète en lui, du Blut et du Geist , de l’instinct vital et de l’esprit ». L’essentiel pour Stefan Zweig est d’oser descendre, ainsi qu’il l’écrira avec ferveur dans La Confusion des sentiments , « dans les caveaux, dans les cavernes profondes et dans les cloaques du cœur où s’agitent, en lançant des lueurs phos phorescentes, les bêtes dangereuses et véritables de la passion, s’accouplant et se déchirant dans l’ombre, sous toutes les formes de l’entremêlement le plus fantastique ».
Cette ambivalence de sa personnalité, qui est la source et la beauté de son œuvre, explique aussi sa vie privée, également déchirée, également dédoublée, et qu’il eut tant de mal à concilier. Friderike Zweig appartient bien sûr à la face claire de l’organisation. L’épouse officielle, la maîtresse de maison de Salzbourg, est l’intendante du foyer, la gouvernante et la gardienne. Elle veille sur son époux, le rassure, l’encourage, l’aide à trouver le calme, si étranger à sa nature, dont il cultive douloureusement la nostalgie. Assumant son rôle avec un sens exemplaire, elle se plaint parfois d’être vouée à un travail ingrat : « J’étais là pour assurer la sécurité de la vie quotidienne, dira-t-elle dans ses Mémoires, et pour écarter les inquiétudes. Il fallait procéder si possible de façon prophylactique. Je devais être la gardienne de son monde et le protéger des perturbations extérieures. Cela signifiait, bien que cela fût rarement dit, que je ne devais plus avoir de monde propre, de travail propre. Le cercle était vaste, mais je devais m’y maintenir. » Elle trouve elle-même un équilibre grâce à ses enfants et aux romans qu’elle écrit, légers et cristallins. Car Zweig prend l’habitude de se reposer sur elle de tout ce qui l’ennuie, de tout ce qui le tourmente. Il ne peut affronter la vie sans une aide solide, sans ce que Salvador Dali qu’il rencontrera par la suite appelle pour lui-même, également fragile et hanté de démons, une béquille. Comme Gala, la femme de Dali, Friderike est une béquille. Un jour, sans elle, parce que sa force tranquille lui manquera et que l’autre femme ne saura pas y remédier, Zweig s’effondrera.
Quant à la plongée dans la pénombre, avec ses épisodes qu’il tient soigneusement secrets, son autre vie consacrée à des aventures, d’un érotisme, s’il faut l’en croire, aussi torride qu’essentiel, on n’en sait à peu près rien sinon qu’il l’a cultivée, aimée et recherchée, puisque son journal et quelques confidences à de rares amis en portent trace. « Si la vie est en soi pleine de séductions et de surprises, à plus forte raison la double vie ! », écrira-t-il. Il chérit autant l’ambiguïté que le secret, et dépend tout entier du périlleux équilibre qu’il souhaite établir entre ses deux exigences, clarté et mystère doivent cohabiter en lui. Cette ambivalence fondamentale l’amène naturellement à diviser l’amour : à l’attachement conjugal, officiel et avouable, correspond de l’autre côté du miroir, le plaisir, qu’il voue sinon tout à fait à la clandestinité, au moins à un destin parallèle, éminemment discret. Le poids d’interdits qui a pesé sur ses jeunes années a conduit Stefan Zweig, selon un schéma où Freud n’aurait rien vu d’original, à ne pouvoir envisager l’amour que sous deux formes irréconciliables ; il sépare la tendresse et le désir, le respect et la jouissance. Les passions qu’il décrit dans ses livres, idéalisées, portent toutes le reflet de cette dichotomie. Aucune femme ne pourra jamais lui donner le bonheur d’un amour total, à la fois
Weitere Kostenlose Bücher