Stefan Zweig
Blut et Geist comme dit Romain Rolland, esprit et élan vital, auquel il aspire sans pouvoir l’atteindre, et qui laisse dans sa biographie le dessin en creux d’un fantôme exquis, une absence.
Zweig, l’ami européen
Amok , les lecteurs de Zweig le savent déjà, désigne en dialecte malais – la nouvelle se passe dans une colonie hollandaise – une espèce d’ivresse qui s’empare d’un individu avec la violence de la foudre, et le rend fou furieux. Pour Zweig, l’amok est un type d’homme ou de femme, possédé par une passion. Une force obscure et dangereuse lui fait perdre la raison et le contrôle de soi, et le pousse à agir selon d’autres lois, souterraines et dangereuses. Il y aura toujours un amok dans chacune de ses nouvelles, l’amok est le personnage zweiguien par excellence, celui qui a rendu les armes au démon.
La peur d’être amok est au cœur d’un homme qui n’aura eu de cesse, toute sa vie, d’exercer sur lui-même, sur l’ensemble des forces irrationnelles qui le tourmentent, un étonnant contrôle. En homme qui se fixe des lois, il ne s’abandonne pas davantage au naturel ni au repos. Il vit dans la tension et dans l’effort sur soi. Aux autres, c’est-à-dire à ses amis, il essaie de donner le meilleur, comme dans ces conférences qui, au lendemain de la guerre, s’organisent en tournées, et lui prendront désormais – il le déplore – beaucoup de temps et d’énergie. Mais parler est, à ses yeux, capital, écrire ne suffit pas pour accomplir cette mission dont il se veut investi : convaincre. Il ne sillonne pas les provinces allemandes, les pays étrangers dans la seule intention de promouvoir ses livres, mais par prosélytisme, afin de répandre un message qui, sous diverses formes, sera toujours le même, celui du réconciliateur. Dès 1920, devant un public nombreux, il prononce une conférence sur Romain Rolland, dont il vient d’écrire un portrait et chante les louanges. Il donne à ses lecteurs l’exemple de Jean-Christophe : aimer autant la France et l’Allemagne, cela se peut, cela se doit, il faut que se ferment définitivement les blessures de la guerre, que les peuples oublient les rancunes et l’esprit de revanche pour cimenter la paix. Le public allemand applaudit, les gens remplissent l’orchestre et bientôt les balcons des salles de concert ou de théâtre où il parle, seul sur la scène, debout de préférence, au nom de l’universalité. Zweig a beau avoir le trac et craindre les bains de foule, il ne se détournera plus de ce travail de missionnaire qui consiste à prouver, expliquer, démontrer la fraternité entre les hommes, en tâchant de faire comprendre les différences, et de convertir en amour les haines et l’ignorance. Le programme est vaste qui mène à l’unité, et sa parole une goutte d’eau dans l’océan, mais il tient à apporter sa contribution à l’entreprise à ses yeux capitale de l’après-guerre : sur tant de ruines, la reconstruction spirituelle.
Dès 1920, à Leipzig, à Munich, à Francfort, à Stuttgart, à Wiesbaden, à Heidelberg – il doit annuler Düsseldorf –, au total dans une douzaine de villes, il consacre trois longues semaines à parler de Rolland au public allemand. Rolland, en souriant, l’appelle son ambassadeur en Allemagne ! Mais Zweig a plusieurs sujets de conférences : il peut, au choix, parler de Balzac et de Dickens, de Berlin à Hambourg, de Kleist, de Freud, de Hölderlin en France, de Stendhal en Italie, de Casanova en Russie, il multiplie les points de vue, et trace les grands axes d’une Europe qui n’est, songeant à tous ces créateurs, qu’un seul et même espace. Il ne manque jamais une occasion de souligner les tendances profondes qui, d’un pays à l’autre, par les poètes ou les musiciens, les roman ciers, les dramaturges, trament une fraternité. La réconciliation, il en est convaincu, se fera sur les bases de la culture. Une fois comprises les différences d’approche ou de caractère, elle permettra aux hommes de dépasser les contingences des frontières, et d’établir la paix – ce but tant désiré. Prônant la réconciliation pour que l’Europe connaisse des lendemains meilleurs, il manifeste à sa manière l’unique engagement politique qu’il contractera jamais, l’humanisme. Par ses livres mais tout autant par ses articles et par ses conférences, il a conscience d’échapper à l’égotisme, cette tentation des
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