Stefan Zweig
artistes, et de servir une cause qui le dépasse largement, mais dont il se veut un artisan dévoué et patient, parmi d’autres. « Je crois avoir le don de servir, notre dienen , écrit-il en français à Romain Rolland, le 12 août 1923. Vous savez, après ce que je vous disais, que je paie ce don d’une impuissance complète à dominer, à être chef, à prendre des responsabilités. » La seule responsabilité qu’il se reconnaisse est de parler et d’écrire au nom de l’homme, au nom de la paix.
Chaque année, après quelques mois d’une retraite studieuse à Salzbourg et un ou deux séjours à Vienne où il rend (rapidement) visite à ses parents vieillissants, le voit sur les routes, avec son bâton de pèlerin. En 1920 et 1921, il consacre ses efforts à l’Allemagne et à l’Autriche, à la Tchécoslovaquie et à la Suisse. Dès 1922, il renoue avec les pays dont il a été trop longtemps séparé en raison de la guerre, l’Italie d’abord où il s’entretient avec de vieux amis, G.A. Borgese et le peintre Alberto Stringa. Puis c’est la France. En mars 1922, à l’hôtel des Colonies, proche du Palais-Royal et de la Bibliothèque nationale, il écrit à Friderike, demeurée à la maison, que sa première visite a été pour le Louvre, et qu’il a eu les larmes aux yeux à la pensée sinistre qu’une bombe prussienne aurait pu détruire tant de chefs-d’œuvre, tant de beautés ! Les Parisiens, en général, ne l’accueillent pas à bras ouverts, selon sa formule ; à l’accent allemand de Zweig, certains se retournent sur lui, hostiles. « Il nous faut expier pour tous », soupire-t-il, conscient d’incarner encore l’ennemi, cette figure de monstre. Décidé à poursuivre la lutte, les retrouvailles chaleureuses avec les écrivains français – les fidèles Rolland, Romains, Vildrac, Bazalgette – le confirment dans sa résolution. Réconcilier est nécessaire, dit-il. Plus que jamais. Il reviendra à Paris deux ans plus tard, renouant avec ses anciennes habitudes à l’hôtel Beaujolais qui aura été rénové, et, tout heureux de retrouver cet air léger, exquis, dont il rêve quand il est à Vienne, il s’adonne à la « flânerie » – un mot qu’il écrit toujours en français – et définit comme son « passe-temps le plus merveilleux » quand il est à Paris. Il y reviendra presque tous les ans jusqu’en 1940. Pour l’atmosphère, pour la Bibliothèque nationale, et pour ses amis. « Je vois ici du monde pour huit mois », écrit-il à Friderike, en janvier 1924. Il se dépense sans compter pour s’entretenir avec les uns et les autres, faire le point sur leurs travaux respectifs et ensemble bâtir de nouveaux projets, resserrer les liens que les séparations menacent de défaire. Zweig donne beaucoup de lui-même à ses amis. Il n’est pas un jour, ici ou ailleurs, sans qu’il voie un écrivain ou lui écrive – car tous ses amis sont écrivains. Loin d’être repliée, son existence est quête, expansion, ouverture. Zweig est un catalyseur. A travers lui, grâce à lui, s’opèrent de précieux contacts et de précieux échanges. Autour de lui, qui en est le centre, se produit un bouillonnement culturel. L’histoire littéraire de l’entre-deux-guerres n’aurait pas été aussi féconde sans lui. Sans sa présence fidèle et attentive et son inébranlable volonté d’établir et de maintenir des liens entre gens de cultures différentes, que ne divisent ni la race ni le passeport. « Je ne connais personne qui ait un culte de l’amitié plus profond et plus fer vent que Zweig, écrit Rolland dans son journal. L’amitié est sa religion. »
Il lui arrive de se fatiguer de ce rôle de rassembleur et d’excitateur. « Je suis comme un chanteur de concert qui n’a plus de voix », écrit-il à sa femme, après une conférence à Heidelberg. Il s’épuise dans le tourbillon culturel, où sa culpabilité de ne pas écrire vient le rappeler à l’ordre. Après plusieurs semaines « en mouvement », passées à voir des gens et à parler sans relâche, il rentre à Salzbourg où il s’enferme, rédige d’un trait une nouvelle, ébauche un plan de biographie ou achève un essai historique. Puis repart. Sa vie sera ainsi, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dédoublée, partagée entre des périodes d’agitation, de sociabilité, et des enclaves de calme, entre des voyages de par le monde et de longs séjours à Salzbourg.
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