Stefan Zweig
s’appelle, bibliquement, L’Agneau du pauvre . Conçue comme une tragi-comédie, dans la lignée de Volpone , le tragique y surpasse cependant le comique, de sorte qu’on n’y rit jamais, qu’on y sourit à peine, et que les répliques les plus drôles y font plutôt grincer des dents. C’est une pièce pessimiste et amère, ainsi que Zweig l’écrit à Rolland, en mai 1929. Par son sujet, elle aurait pu donner lieu à un vaudeville : Bonaparte séduit l’adorable et légère Bellilote, l’épouse de Fourès, débarquée clandestinement au Caire, en habits d’homme. Mais le trio du mari, de la femme et de l’amant cède la place à un affrontement, dont la femme n’est que le prétexte, entre le prince et le sujet, le despote et le républicain, le maître et la victime. Après avoir vanté les qualités de meneur d’hommes de Bonaparte, son charisme exceptionnel, Zweig met en valeur son cynisme et son égoïsme, déployé au service d’une ambition sans limite. Napoléon se dessine sous Bonaparte, le tyran sous le général de la Révolution. Derrière lui, les hommes, quoique subjugués par son autorité et séduits par son aura, ne se battent qu’à contrecœur. « Le plus intelligent serait de jeter à temps nos pétoires aux Anglais, après tout, ce sont des hommes comme nous », dit l’un d’eux.
Bonaparte, comme Fouché, incarne dans la pièce de Zweig un esprit du mal, qui abuse de ses pouvoirs démoniaques et ne fait la guerre, sous couvert de raison d’Etat, que pour mieux servir ses propres intérêts. L’auteur s’attache surtout à décrire sa séduction. Comme Bellilote à laquelle son mari reproche sa trahison, répond de son amant, innocente : « Qui peut lui résister ?… A vous tous, au monde entier, il impose sa volonté ! », le peuple (der Pöbel) est pareillement subjugué et jugulé, captif d’un seul homme. Lequel « passerait sur cent mille cadavres comme sur une plaine, fait dire Zweig à Dupuy, il ne connaît que soi et sa carrière. » Le véritable héros de L’Agneau du pauvre n’est pas Bonaparte, bien sûr, mais Fourès, auquel Zweig donne une envergure de martyr. Ce n’est pas un mari cocu, jaloux et dépité, qu’il décrit mais un homme libre, face à son principal adversaire, le despote, fanatique de la puissance. Faut-il préciser aux côtés de qui, fraternel, se range l’auteur ? Fourès, de retour en France, tandis que Bonaparte poursuit son éblouissante carrière, va lancer une campagne, perdue d’avance, contre le futur tyran. Au nom de la Fraternité, de l’Egalité, de la Liberté, il s’insurge contre la tyrannie dans de furieuses et magnifiques tirades qui ne serviront qu’à le rendre ridicule, odieux même à ses amis. Personne ne réagit à ses appels désespérés qui résonnent jusqu’à nous, selon Zweig, comme une mauvaise conscience. Seul esprit clairvoyant de son temps, Fourès finit à l’asile, accusé de folie. Fouché, personnage de L’Agneau , diable au service du Diable, remettant son rapport de ministre de la Police au Premier Consul, prononce le mot de la fin : « L’affaire Fourès est réglée comme souhaitée. » Dans l’Histoire, les puissants – les mauvais génies – ont le dernier mot.
Il n’est pas étonnant que le public viennois, malgré la belle interprétation de Raoul Aslan en Bonaparte, ait boudé la pièce : la noirceur du sujet, son amertume, ne pouvaient que susciter un malaise chez des gens venus chercher au théâtre un divertissement, une comédie comme on les aime à Vienne, qui dise les choses sans gravité. L’Agneau du pauvre , avec sa charge républicaine, ses appels à la liberté, son haro sur le tyran, troublait leur quiétude. La double mais encore obscure menace des despotismes allemand et russe sur l’Autriche, pesait aux contemporains, qui choisirent la plus agréable et trompeuse des politiques, celle de l’autruche, face aux signes avant-coureurs des apocalypses futures.
Pareille au public autrichien, la diplomatie européenne fait, elle aussi, l’autruche. Sourde aux prophètes qui, comme Zweig, jouent les mauvais augures, se grisant de fausses espérances jusqu’au dernier instant, elle croira possible l’impossible, la sagesse du tyran. Elle n’écoutera aucun des Jérémies de son temps. Et prendra pour des fous, d’absurdes pessimistes, les quelques esprits qui mettaient en garde contre le danger.
En 1929, à la veille de la crise
Weitere Kostenlose Bücher