Stefan Zweig
Zweig ressent leur mort comme un symbole. « Hofmannstahl vient de mourir », écrit-il à Romain Rolland, qui demeure l’immédiat confident de toutes ses peines, comme de toutes ses joies et colères. « Avec lui et Rilke, la vieille Autriche a fini. »
Il rendra hommage publiquement à chacun d’eux. Le 20 février 1927, il parle, à Munich, à la mémoire du « fervent tailleur de pierres de la cathédrale toujours inachevée du langage », puis l’été 1929, à Vienne, sur la scène même du Burgtheater, commentant au cours de la cérémonie commémorative cette « perte incommensurable », la mort de deux grands poètes, il déclare : « Cette disparition fatale, presque simultanée, nous a frappés comme un avertissement, comme si la foi en les lois éternelles de l’art voulait déserter notre époque, comme si c’en était fait à jamais de la suprématie de la poésie pure dans la littérature allemande. » Dès 1929, Zweig entend sonner le glas du monde qu’il aimait. La tristesse l’envahit. Pressent-il que le monde qui s’annonce s’apprête à le rejeter, avec ses livres, ses rêves et ses amis ? « Une aube de découragement se leva sur mon âme fatiguée », écrira-t-il dans ses Mémoires, en repensant à ce coucher de soleil. Prélude à la lente, inexorable « agonie de la paix », il va en être le témoin lucide et impuissant.
Zweig collectionneur
En novembre 1931, Zweig fête ses cinquante ans. Il est un auteur célèbre dans toute l’Europe et au-delà. Du Brésil à la Chine et de Finlande en Grèce, des Etats-Unis d’Amérique à l’Union soviétique, des centaines de milliers de lecteurs s’arrachent l’édition de ses nouvelles, de ses biographies, de ses essais, ses articles et ses conférences. Son pessimisme ne lui aliène aucun lecteur. Contrebalancé par le dynamisme et l’éclat d’un style vif-argent, où l’excitation sensuelle équilibre la mélancolie, et une curiosité insatiable l’appel des nostalgies, il captive et convainc. Regardant vers le passé, tournée vers l’avenir, l’œuvre tourmentée et subtile est rédigée d’une plume aiguisée et agile. Généreuse et secrète, savante et naïve, sensuelle et morale, elle est tout en facettes doubles, unie par la baguette d’un chef d’orchestre sans égal.
Auteur comblé, Stefan Zweig, se considérant toujours un écrivain de seconde zone, se voit, malgré la gloire, un disciple des grands, Rilke, Hofmannstahl, Balzac, Goethe, Dostoïevski et Nietzsche, et non un maître. Sa modestie n’est pas une coquetterie. L’orgueil, et encore moins la vantardise ne sont des traits propres à Zweig qui revendique l’honneur d’écrire comme un acte de liberté individuel. Ecrire rend humble qui a, comme lui, le sens de la perfection et de l’achèvement. Discret jusqu’à fuir les lieux publics de crainte d’être reconnu, il se ferait volontiers passe-muraille et s’efface derrière des héros qui, pense-t-il, occultent sa personne par l’éclat de leurs découvertes, de leurs talents, de leurs amours.
Il n’écrit pas davantage pour se rendre célèbre. Reconnaissant envers son public qui l’abreuve d’estime, il n’est satisfait d’aucun de ses ouvrages. Ses nouvelles comme ses biographies le laissent sur sa faim, parfois même honteux de ce qu’il signe, toujours en deçà de ses rêves. Il le dit clairement, ce qui l’intéresse dans son métier, dans sa passion, c’est moins le livre en soi que le travail qui le précède. « J’aimais mon travail, écrira-t-il, et c’est pourquoi j’aimais la vie. » Ecrire lui procure moins une jouissance qu’un répit à sa souffrance de vivre. L’épreuve lui est nécessaire, et même vitale. A défaut d’en ressortir heureux faute d’être doué pour le bonheur, il en revient toujours fortifié. La création est un exercice salutaire, et un rempart, fragile, contre l’angoisse de vivre.
De toutes ses œuvres, celle dont Zweig est fier est cette œuvre invisible, à laquelle il a consacré tant d’heures de sa vie : sa collection de manuscrits et d’autographes. A ses yeux, elle ne fait pas seulement partie de sa bibliographie, elle en est le centre, le « diamant pur ». Commencée dans l’adolescence, elle emplit, à la fin des années vingt, une malle en fer qu’il garde à Salzbourg. Mais elle n’est pas complète ni définitive. Il la veut mouvante, changeante, éternellement
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