Stefan Zweig
pour ménager la susceptibilité de Louis XVIII, on lui avait interdit le séjour. Mais ce contre-héros français, réincarnation du Diable, qui illustre de la manière la plus éclatante le génie politique, permet à Zweig de tracer un parallèle avec son époque, fertile elle aussi en affaires, grenouillages et autres conspirations qui, au lendemain de la guerre de 1914 – il le signale dans sa préface –, ont provoqué le démantèlement de l’Autriche et convoqué les vautours auprès de son cadavre palpitant. « Je présente l’histoire de Joseph Fouché comme une utile et très actuelle contribution à la psychologie de l’homme politique. » Alors que la politique, selon le mot de Napoléon, est devenue « la fatalité moderne », il y a quelque folie, selon l’auteur, à confier l’avenir, en toute crédulité, à « ces joueurs professionnels que nous appelons diplomates, artistes aux mains prestes, aux mots vides et aux nerfs glacés ». Ce ne sont pas le plus souvent des héros à visage découvert qui font l’Histoire, célèbres pour leurs hauts faits, rappelle Zweig, mais des hommes obscurs et redoutables, qui avancent les pions en secret, sans qu’on puisse percer leur influence, d’autant plus dangereux qu’ils sont longtemps cachés. Zweig ignore, en écrivant Fouché , qui paraît en 1929, un an avant que la crise économique mondiale ne frappe l’Autriche et n’accentue ses fragilités, que des silhouettes encore inconnues vont bientôt sortir de l’ombre et rappeler que le génie politique maléfique l’emporte le plus souvent sur les nobles sentiments des « bons » héros. Il a pressenti les événements. Himmler, Béria vont se montrer dignes de Joseph Fouché, de son goût de l’intrigue, de ses nerfs glacés et de ses ordres sanguinaires.
Les heures étoilées de l’humanité
L’Histoire est au cœur des soucis de Zweig : tandis que ses nouvelles, dans une époque et des lieux assez flous pour paraître universels, se passent de décor concret, de circonstances trop réelles, et évoluent dans un brouillard voluptueux, pareil à la nuit de la conscience, Stefan Zweig se livre dans son œuvre de biographe et d’essayiste à une réflexion sur son temps et ses contemporains. L’Histoire d’hier lui renvoie le reflet de l’Histoire d’aujourd’hui, le met sur la piste des questions qu’il se pose. De même que son Fouché , ainsi qu’il l’écrit à Romain Rolland le 28 mai 1929, est « un livre contre la politique sans foi et sans idée, donc celle de l’Europe d’aujourd’hui », tous ses ouvrages hors fiction n’esquissent pas seulement des portraits psychologiques des héros ou contre-héros du passé. Ils cherchent un lien entre eux et nous, entre autrefois et maintenant. Sûr que l’Histoire se répète, et que les hommes commettent toujours les mêmes erreurs, Zweig rêve d’y trouver des clés pour configurer cette loi. Comprendre le passé, le juger, pour affronter l’actualité avec une meilleure intelligence, une plus grande sensibilité : tel est son but. La fatalité historique est un de ses tourments, et parvenu à la maturité, il s’interroge : comment l’éviter, comment la déjouer, sinon en comparant nos actes à ceux des générations passées ? Les siècles se succèdent et se ressemblent, pourquoi est-il si difficile de ne pas reproduire les fautes, les erreurs, les crimes de nos prédécesseurs ? N’y a-t-il aucun progrès possible dans le cœur humain comme il y en a dans les sciences et les techniques ? La fatalité est au centre d’une vision pessimiste de l’Histoire. Aussi Zweig choisit-il ses héros parmi ceux qui en sont les victimes expiatoires. Son Fouché , portrait d’un dictateur avant la lettre, fait exception dans une œuvre qui vibre d’amour pour les meurtris, les faibles, les doux. Il n’en brille pas moins d’un éclat farouche et sombre, il est là pour dire la dure réalité historique : l’avenir appartiendra-t-il, comme il a toujours appartenu, aux forts ?
Contemporaine du Fouché , une pièce de théâtre – le seul four de Zweig au Burgtheater, en ces années de succès populaire – met en scène le conflit de Bonaparte et de l’un de ses lieutenants, dénommé Fourès, pendant la campagne d’Egypte. Dédiée à Matthieu – « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a » –, elle
Weitere Kostenlose Bücher