Stefan Zweig
qui, déferlant d’Amérique, va s’abattre sur l’Autriche, et aggravant la misère, le chômage, l’injustice sociale, réveiller ses vieux démons, activer forces fascistes et révolutionnaires. Zweig ne peut détacher son esprit de l’Histoire qui offre à satiété, exemples de tempêtes et de dictatures. Obsédé par la fatalité qui, depuis plus de mille ans, frappe les peuples d’Europe, en proie à une angoisse qui lui vient d’une intuition, d’une sorte de pressentiment, il cherche à se rassurer lui-même. En contrepoint du Fouché et de L’Agneau du pauvre , œuvres sombres, il rédige Les Heures étoilées de l’humanité , une série de neuf (bientôt onze) nouvelles, toutes inspirées de l’Histoire qui, nées du même besoin de réflexion et d’approfondissement, reflètent sa quête désespérée de lumière.
Perçue à travers ses dates clés, qui ne sont pas celles des batailles, des naissances des rois ou des victoires des chefs militaires, mais des événements qui ont forgé le monde, l’Histoire lui apparaît comme un miroir poétique. « Dans les moments sublimes où elle accomplit sa création, écrit Zweig dans sa préface à l’édition française, elle n’a besoin d’aucune aide. Là où elle fait véritablement œuvre de poète, de dramaturge, aucun poète ne peut la surpasser. » De la prise de Byzance, le 24 mai 1453, par Mahomet, fils du sultan Mourad, au wagon plombé qui, le 9 avril 1917, amène Lénine de Zurich à ce qui est encore, pour peu de temps, Petrograd ; en passant par la découverte de l’océan Pacifique, le 25 septembre 1513, ou celle de la Californie, par J.A. Suter en janvier 1848 ; par l’expédition au pôle Sud, le 16 janvier 1912, du capitaine anglais Scott, qui découvre que le Norvégien Amundsen l’a précédé, et meurt avec les siens, sans avoir pu savourer sa victoire, ou par « le premier mot qui traversa l’océan », le 28 juillet 1858, grâce à l’obstination passionnée de Cyrus W. Field, un câble électrique sous-marin reliant pour la première fois l’Europe à l’Amérique, Zweig a voulu éclairer les moments de l’humanité qu’il considère comme nos phares. A côté des découvertes scientifiques, et sur le même plan poétique, il accorde dans ses Heures étoilées une place au « génie d’une nuit », à ce Rouget de Lisle, qui, le 25 avril 1792, compose La Marseillaise ; une autre à la résurrection de Haendel qui, épuisé, malade, frappé d’apoplexie, rédige le 21 août 1741, Le Messie , son testament musical ; une autre encore aux derniers accents amoureux d’un Goethe élégiaque, à Marienbad le 5 septembre 1823. Un poème à Dostoïevski et un épilogue au drame inachevé de Tolstoï, La lumière luit dans les ténèbres donnent leur unité au recueil et leur vraie dimension aux nouvelles : la lumière, tragiquement absente de son époque, que Zweig cherche dans le cours de l’Histoire, il voudrait tant la retrouver pour se guider lui-même vers un avenir où il ne distingue que ténèbres, mais en qui, à l’exemple de Tolstoï dans sa pièce, il s’efforce de garder confiance. Le mot lui échappe… Il en use pour conjurer sa peur. Mais le sentiment trouble, profond d’un malheur imminent va imprégner désormais tout ce qu’il écrit.
Etrangement, cette aube des années trente est marquée pour lui du sceau de la mort. Les êtres chers disparaissent. Friderike enterre sa mère et son beau-père tant aimé, le conseiller von Winternitz, en 1923. Puis, Zweig perd son père, dont la santé le préoccupait depuis de nombreuses années, en mai 1926. Plus que l’ombre du chef de famille, qui régnait sur sa jeunesse et le terrorisait enfant – « je n’aurais jamais voulu lui ressembler » a-t-il écrit à Friderike, en évoquant son autorité –, deux autres deuils le frappent comme un poignard au cœur. La mort subite de Rainer Maria Rilke, d’une leucémie aiguë, à l’âge de cinquante et un ans, le 29 décembre 1926, à Valmont, près de Montreux, puis celle de Hugo von Hofmannstahl, à cinquante-cinq ans, le 15 juillet 1929, à Rodaun – victime d’une crise cardiaque, mort le jour même de l’enterrement de son fils Franz, qui s’était suicidé –, auraient mérité de figurer non aux heures étoilées mais aux heures funèbres de l’humanité. Ebranlé par la perte de ces deux grands poètes qui, selon sa belle formule, éclairaient sa vie,
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