Stefan Zweig
successifs, antagonistes de Fouché. Il veut comprendre l’homme, débusquer sa logique. Comment peut-on être à la fois séminariste et casseur d’églises, républicain et duc d’Otrante, régicide et ministre de roi ? La passion du pouvoir et l’art de régner sont évidemment les deux clés du personnage.
De Talleyrand, cet autre génie empirique et machiavélien, Fouché n’a ni la désinvolture, ni l’arrogance, ni les dons de dialogue ou de repartie. « De basse extraction », alors que Talleyrand est un aristocrate, laid et sans éclat, sans dons visibles, alors que le prince de Bénévent, malgré son pied bot, a pour lui le nom, le charme, et l’allure, Fouché a l’intelligence froide, analytique et sans séduction du professeur de mathématiques qu’il fut dans sa jeunesse. Il se plaît dans l’ombre ; quand Talleyrand aime le soleil et le faste, il officie en coulisses, humblement, dans le contre-jour, là seul où il se sent à l’aise. Plus servile que Talleyrand qui affiche de la désinvolture dans la courtisanerie, il « sert » avec génie. Pour Zweig, Fouché se prête sans se donner, sa servilité n’est que tactique, il préserve sa marge d’action, et se garde le soin de changer de camp à tout moment. Le lien qui l’attache n’est jamais que provisoire et il le fait toujours payer cher. L’homme ne croit en rien. Comme Talleyrand, il est sans idéal, sans foi, sans fidélité, sans morale. Empire, royauté, république, il ne sert que lui-même, au rythme des péripéties qui font l’Histoire de France. Riche à millions mais ennemi du faste, austère par tempérament, il amasse l’or, les titres, les privilèges, par volonté de puissance. Mais ce n’est pas un jouisseur comme Talleyrand, qui jette l’or comme un prince d’Ancien Régime. Fouché ne jouit que du pouvoir, son seul vrai luxe, son seul veau d’or. Pour lui, il a pris tous les risques, joué à plusieurs reprises sa fortune et sa vie. En vrai joueur, il a su parier sur le pire, et il a gagné presque jusqu’à la fin… Rattrapé par des spectres, ainsi que l’écrit Zweig, il est finalement chassé de la cour de France, après un parcours sans faute, au moment où l’on croit qu’il triomphe. Le retour d’exil de la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, l’un des « spectres » dont parle Zweig, sera fatal à Joseph Fouché.
Homme de l’ombre, aussi peu bavard qu’orateur efficace, entouré des innombrables « mouches » qui lui font une escorte sans gloire mais d’une inquiétante influence, celui qui fut si longtemps ministre de la Police et accumula sur l’Europe entière dont il fut le magistral espion, des centaines de milliers de fiches, est un génie maléfique. Son aura a fasciné les romanciers, écrit Zweig – Balzac lui-même s’est inspiré de Fouché dans Une ténébreuse affaire –, mais elle porte une charge explosive de catastrophes et de malheurs. « Traître-né, misérable intrigant, nature de reptile, transfuge professionnel, âme basse de policier, pitoyable immoraliste, aucune injure ne lui a été épargnée », explique Zweig, étonné que l’Histoire ait relégué au second plan une personnalité aussi riche et habile, qui a tenu dans ses mains, sous la Révolution et l’Empire puis la Restauration, les clés d’un pays. Zweig déclare Fouché « plus fort que Robespierre et plus fort que Napoléon » et fait de lui le prototype d’une « race d’esprits », le politicien machiavélique qui travaille dans l’ombre mais détient la réalité du pouvoir. La biographie s’achève sur la scène où Fouché, exilé et sur le point de mourir, ordonne à son fils de brûler dans la cheminée de son château tous les documents, lettres et fiches, qui étaient son trésor, et par lesquels il pouvait faire chanter puissants et monarques. Le feu, en consumant la mémoire de ce manipulateur de génie, âme damnée des rois, éclaire les traits affreux du personnage, l’une des plus remarquables intelligences et l’un des plus redoutables caractères que l’Europe ait connus.
La mort de Fouché en Autriche, où Metternich à contrecœur lui a offert asile après son bannissement, est tout ce qui pouvait rapprocher concrètement le personnage du propre pays de Stefan Zweig. Fouché meurt en effet, en 1820, à Trieste après avoir vécu à Linz (qui rime avec Provinz , dit Zweig), à l’écart de Vienne dont,
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