Stefan Zweig
de me survivre que mes propres ouvrages. » L’avenir, qu’il pressent hostile, viendra briser ce rêve parmi d’autres : sa collection, le chef-d’œuvre de sa vie, sera dispersée par les nazis et en partie détruite.
Mais elle lui aura inspiré deux nouvelles, d’une exceptionnelle poésie, qui portent la trace de sa passion. La première, Die unsichtbare Sammlung (La Collection invisible), d’abord parue isolément en 1927, sera publiée en 1929, dans le même recueil que la seconde, Buchmendel (Le Bouquiniste Mendel) sous le titre Kleine Kronik (Petite chronique), puis elles seront éditées ensemble, avec La Peur , en 1935 en France, dans une excellente traduction de Manfred Schenker.
La Collection invisible raconte l’histoire d’un marchand d’art de Berlin, ruiné par la guerre, et qui dans l’intention de se réapprovisionner en gravures et en estampes, décide de rendre visite à l’un de ses anciens clients, un modeste habitant de la Saxe. Ce collectionneur, devenu un vieillard aveugle, a mis toute sa fortune dans l’achat de gravures originales de Dürer, de Rembrandt, de Mantegna : par la sensibilité, la rareté et la finesse de ses choix, sa collection est en soi un chef-d’œuvre, elle ne contient que des trésors. Le marchand le sait, il connaît les goûts de son client et il est sûr en venant à lui de pouvoir se procurer à un bon prix, étant donné la misère où il croit le trouver, quelques pièces pour redonner du lustre à son commerce. Quand il arrive dans la petite ville, dans l’humble maison du collectionneur, sa femme et sa fille l’accueillent, la mine apeurée… Le vieillard, tout heureux de pouvoir enfin converser avec quelqu’un qui partage son savoir, peut-être un peu de sa passion, fait apporter les cartons qui contiennent ses planches. Il demande à sa femme et à sa fille de les déballer une à une devant le marchand, et bien qu’aveugle, connaissant par cœur chacune de ces merveilles signées des plus grands artistes, qui recèlent, au plus haut degré, une parcelle de leur art, il les commente comme s’il les voyait vraiment, fait observer un détail, passe la main sur leur image comme s’il voulait en caresser le souvenir.
Or ce que le Berlinois voit, lui, ce sont des feuilles blanches… Ni Dürer ni Rembrandt ni Mantegna, mais une dérisoire succession de planches vierges, sans l’ombre du moindre dessin. Profitant d’un repos du vieillard, la femme et la fille avouent au marchand qu’elles ont vendu l’un après l’autre, pour quelques sous, ses trésors. Elles le supplient de garder le secret. Parler serait tuer le vieil homme. Plus rien ne reste de la collection, fruit de tant d’amour. Le marchand, qui n’est pas un mauvais bougre, feindra l’admiration devant les œuvres blanches. Il repartira après avoir procuré au vieillard sa dernière joie, et comme anobli lui-même par le spectacle d’une passion si pure, si sincère, si désintéressée. La collection, lui a dit le vieil homme, n’est pas à vendre !
« Jamais je n’oublierai la joie de cet homme, dit le marchand. A sa fenêtre il planait au-dessus des passants affairés et inquiets. Une illusion bienfaisante, semblable à un nuage vaporeux, lui cachait le monde réel et ses turpitudes. Et je me rappelai cette parole si vraie – de Goethe, je crois : “Les collectionneurs sont des gens heureux.” »
Nostalgique par avance de ce qui fut un jour une collection exceptionnelle et deviendra sous peu une collection invisible, un souvenir de collection, Le Bouquiniste Mendel exprime la passion de Zweig. C’est le portrait d’un homme, un vieillard lui aussi, qui a passé trente-cinq ans de sa vie à la même table du café Gluck, Alserstrasse, à Vienne, parmi des monceaux de livres, de papiers, de catalogues. Juif galicien, vieil homme confit dans les livres, Jakob Mendel est un bouquiniste dont la mémoire a enregistré un prodigieux inventaire de titres et d’éditions, et qui est lui-même un monument de bibliophilie. « En dehors des livres, cet homme étrange ignorait tout du monde. Toutes les manifestations de la vie ne devenaient concrètes pour lui qu’à partir du moment où elles se muaient en caractères imprimés, s’assemblaient et se conservaient sur les feuillets d’un livre. » Arrêté à la guerre, il est placé en camp de concentration, accusé d’être un espion à la solde de l’ennemi : les soupçons sont venus du
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