Suite italienne
beauté fade et mièvre. Il a…
— Les plus beaux yeux du monde, lança Angela, furieuse. Vous le savez comme chacun ici, monseigneur.
Avec un mauvais sourire, Hippolyte s’approcha de la jeune fille qui recula d’autant. Il s’arrêta, fronçant les sourcils avec colère.
— Vraiment ? Les plus beaux yeux du monde ? plus beaux que les miens, naturellement, mais est-ce là tout ? On ne devient pas follement amoureuse d’un homme uniquement à cause de ses yeux.
— Moi si ! s’écria la jeune fille. Pour les yeux de don Jules, je donnerais sans regret tous les cardinaux du monde !
Et cette fois, elle s’échappa en courant, laissant Hippolyte seul et furieux. Angela ne pouvait pas supposer qu’avec ces quelques mots arrachés à sa colère elle venait de déchaîner des forces dangereuses et marquer le début d’une guerre impitoyable entre les deux frères. Le soir même, sous un vague prétexte, le cardinal faisait arrêter le chapelain de Jules, Rainaldo da Sassuolo, qu’il soupçonnait d’être son intime confident et surtout, celui de ses amours. Prudent d’ailleurs, il le fit transporter chez l’un de ses fidèles, au château de Gesso in Monte, sorte de forteresse où il était possible d’interroger quelqu’un sans que personne entendît ses cris. Et en vérité, il ne fallut pas bien longtemps à Hippolyte pour apprendre du malheureux l’état exact des relations entre Jules et Angela, c’est-à-dire que la jeune fille attendait un enfant.
Une fois en possession de cette nouvelle, le cardinal laissa tranquille son hôte involontaire et devint étrangement calme. La vengeance qu’il méditait commencerait par empêcher de toutes les façons que le duc permît à Jules d’épouser Angela.
— Les plus beaux yeux du monde, en vérité ? C’est ce que nous verrons !
La dispute entre Hippolyte et Jules s’envenima rapidement. Le beau bâtard avait vite retrouvé son chapelain et l’avait arraché à sa prison. Mais, le gagnant de vitesse, Hippolyte s’était plaint au duc de l’invasion du château d’un frère pour en arracher un prisonnier de l’Église. Et Jules avait reçu l’ordre de renvoyer Sassuolo, dans les prisons ducales cette fois, et de ne se mêler des « affaires de l’Église que lorsqu’il serait disposé à y entrer ».
Fou de rage, le jeune homme s’enferma chez lui et entreprit de bouder. Il s’ennuyait ferme à Ferrare ; Angela était partie pour Belriguardo avec la duchesse et il n’était pas question pour lui d’aller les y rejoindre. En effet, l’état de Lucrèce était soudain devenu critique et les médecins interdisaient toute distraction. La vie à Belriguardo était aussi calme que celle d’un couvent, et seules les dames avaient accès au palais estival.
Vers le début d’août, la duchesse contracta les fièvres et dut quitter Belriguardo pour Reggio. Là, le 15 septembre, elle mit au monde un enfant que l’on prénomma Alexandre en souvenir du défunt pape son grand-père. Hélas ! l’enfant était faible et il fut bientôt évident pour tous qu’il ne vivrait pas. De fait, un mois plus tard, il mourait, plongeant sa mère dans la plus profonde douleur.
Pour la distraire de ce désespoir qui mettait ses jours en danger, le duc Alphonse l’envoya passer quelques jours à Mantoue, chez sa sœur, la belle et altière Isabelle d’Este, le modèle des princesses de la Renaissance, mariée au plus fameux capitaine italien de l’époque, le marquis de Mantoue, Jean-François de Gonzague.
La cour d’Isabelle passait pour la plus brillante, la plus gaie et la plus raffinée. Lucrèce, suivie d’Angela et de toute sa maison, se mit en route pour ce lieu privilégié par la voie des eaux. Sur un grand bateau plat, on longea lentement rivières et canaux jusqu’à la cité de Virgile.
Mais tandis que la duchesse goûtait là des heures d’autant plus exquises qu’elle y ébauchait une idylle avec le vaillant Gonzague, époux d’Isabelle, Angela s’ennuyait d’autant plus ferme que son état devenait apparent et qu’aucune réponse n’avait encore été donnée par le duc au sujet de son éventuel mariage avec don Jules. Et l’inquiétude rongeait la jeune fille.
Ce fut avec soulagement qu’elle accueillit la nouvelle du retour et avec joie qu’elle retrouva Belriguardo, où l’on arriva dans la nuit du 31 octobre au 1 er novembre.
Vers midi, ce 1 er novembre, jour de la Toussaint, le cardinal
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