Suite italienne
leva, s’essuya les yeux et, baisant la main de sa cousine, se disposa à quitter la pièce. Au moment où elle allait sortir, Lucrèce la rappela.
— À propos… j’espère que personne d’autre que moi n’est au courant de ton état ?
— Personne, Madona, vous le pensez bien ! Pourquoi cette question ?
— Parce qu’il pourrait être dangereux pour toi que cela se sache avant que mon époux ait décidé ce qu’il convenait de faire. En te parlant ainsi, je pense au cardinal.
Malgré sa belle assurance habituelle, Angela rougit profondément et regarda la duchesse avec une sorte d’admiration. Ainsi, elle n’ignorait pas plus cette histoire-là que son aventure avec don Jules ? Lucrèce savait qu’Hippolyte la poursuivait d’une passion acharnée et indiscrète qui paraissait grandir avec le temps… et dont, jusque-là, elle n’avait fait que rire. Devant son silence révélateur, la duchesse hocha la tête.
— J’ai entendu dire que tu t’en amusais. Prends garde à lui, Angela ! C’est un homme dangereux, impitoyable et aussi cruel qu’il est intelligent… De plus, il est bien difficile de savoir ce qu’il pense.
C’était vrai. Personne, pas même son frère le duc ne pouvait percer les sentiments du cardinal Hippolyte. Âgé alors de vingt-six ans, il portait la pourpre depuis onze ans, ayant été fait cardinal à quinze. L’éducation ecclésiastique et humaniste, plaquée sur un fond guerrier et une nature d’un intraitable orgueil, lui avait donné un aspect élégant et froid, un sourire qui arrêtait net toute familiarité et le faisait paraître à la fois distant et redoutable. Gouverner était une nécessité de sa nature mais une nécessité dédaigneuse, qu’il masquait sous une vie désordonnée, plus souvent tournée vers les femmes, la chasse et les plaisirs que vers Dieu. Cependant il avait un sens politique qui en faisait le meilleur conseiller de son frère.
Depuis qu’il était revenu de Rome, après une obscure affaire d’amour avec Sancia d’Aragon, belle-sœur de Lucrèce, Hippolyte poursuivait Angela d’un amour obstiné, patient et tenace, qui ressemblait davantage à un affût de gibier qu’à une cour en règle. Ce qu’il éprouvait pour cette belle fille était surtout un violent désir, le cœur n’entrant jamais que très peu dans les amours du jeune prélat. Angela, jusqu’à présent, s’était plu à exciter ce désir qui l’amusait et pimentait ses amours avec le beau Jules.
Mais ce jour-là, en rencontrant Hippolyte dans la salle de l’Aurore, Angela n’eut même pas envie de sourire. Cet homme, tout à coup, lui inspirait un sentiment proche de la répulsion.
Vêtu de cuir, à son habitude quand il allait à la chasse, Hippolyte regarda la jeune fille approcher sans faire un geste, se contentant de frapper doucement ses bottes du fouet qu’il tenait à la main, mais ses yeux bruns profondément enfoncés sous l’orbite brillaient d’un feu sombre. Dans la robe de soie couleur de châtaigne que Lucrèce avait imposée comme uniforme à ses filles d’honneur pour la durée du deuil de cour, Angela éclatait comme un joyau dans son écrin. Jamais elle ne lui était apparue si belle.
Comme, après une courte révérence, elle s’apprêtait à passer son chemin, il l’arrêta.
— Un instant, Madona ! Puis-je vous demander où vous courez si vite ?
— J’ai affaire, monseigneur, pour Madame la duchesse et ne saurais m’attarder.
— Même en ma compagnie… ou surtout en ma compagnie ? demanda le cardinal avec un mince sourire.
— Éminence, je…
— Allons ! Pourquoi donc rougissez-vous ? Est-ce parce que vous mentez et savez bien que l’Église hait le mensonge ? Que ne me dites-vous plutôt que vous cherchez don Jules ?
— Et quand cela serait ?
— Je trouverais désagréable, ma chère, que vous préfériez à ma compagnie celle de ce muguet prétentieux !
La colère commençait à monter dans le cœur d’Angela, emportant peu à peu la prudence à laquelle on venait cependant de la rappeler.
— Votre Éminence qui sait si bien les lois de la Sainte Église devrait pourtant savoir que l’une des principales ordonne d’aimer autrui comme soi-même, et singulièrement ses frères.
— Il y a frères et frères, jeta Hippolyte avec un dédaigneux haussement d’épaules. Et, en vérité, Madona, je me demande ce qui vous plaît tant en don Jules. Il est beau, certes, mais d’une
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