Suite italienne
créatures faciles à vaincre.
Néanmoins, par crainte des rigueurs d’un siège, Imola avait ouvert ses portes au Borgia et Forli elle-même, la capitale comtale, travaillée par les couards de son Conseil communal, l’avait reçu sans coup férir, mais la victoire n’était pas acquise pour autant car, enfermée dans la forteresse de Ravaldino commandant la cité, Catherine, bien pourvue d’armes, d’hommes et de vivres, narguait Borgia et menaçait sa capitale traîtresse qui, sans Ravaldino, n’était guère plus qu’une coquille vide. Les canons de la comtesse tiraient aussi bien sur les assiégeants que sur la ville et, sur le donjon de la citadelle, sa bannière où se tordait la vipère des Sforza toisait insolemment le taureau Borgia.
Ce n’était vraiment pas une femme ordinaire que la dame de Forli ! Fille bâtarde mais légitimée de Galeazzo-Maria Sforza, duc de Milan, et de Lucrezia Landriani, une belle Milanaise, elle avait été élevée en véritable princesse par l’épouse légitime du duc, Bona de Savoie, sœur de la reine de France.
Elle avait appris les lettres, le grec, le latin, les sciences et les arts. À onze ans, pour des raisons politiques et malgré les larmes de la duchesse Bona, on l’avait mariée à un très déplaisant mais très puissant personnage, Girolamo Riario, neveu favori du pape Sixte IV, qui devait tout à son oncle et rien à sa fort mince naissance. C’était, selon les uns, un ancien épicier, selon les autres, un ex-douanier de Savone.
Mais comme tous les parvenus, il n’en était que plus arrogant, et sitôt le mariage célébré, il avait exigé, en dépit du jeune âge de la fiancée, d’exercer aussitôt ses droits conjugaux. Catherine, traitée comme une esclave par ce gros homme beaucoup plus vieux qu’elle, était sortie de l’expérience meurtrie, déçue mais fermement décidée à tirer de sa triste situation le plus grand parti possible : elle ne serait pas heureuse, soit. Mais du moins serait-elle puissante et riche !
Et de fait, pendant dix années, elle avait été la véritable reine de Rome, faisant de son palais de Saint-Apollinaire le rendez-vous de toutes les élégances, de toutes les noblesses et de tous les arts. Des enfants étaient nés, qui n’empêchaient pas Riario de courir les filles. Mais Catherine s’en moquait : elle régnait.
À vingt ans, sa beauté était célèbre dans toute la péninsule. Elle y ajoutait une vitalité débordante, une intelligence aiguë, une profonde culture et un orgueil quasi démesuré qui ne permettait à personne, et à l’époux moins encore qu’à quiconque, d’oublier ses origines princières. Ses toilettes étaient luxueuses, ses bijoux royaux, et sa maison capable de faire envie à une impératrice.
Malheureusement, toute cette fortune tenait à une chose bien fragile : la vie d’un vieillard. Or, le 12 août 1484, Sixte IV mourait dans une Rome écrasée de chaleur et en proie à la mort noire que ramenait chaque été la pestilence des marais voisins. La ville fermentait, bouillonnait comme un chaudron de sorcière, et tandis que les factions nobles, déchaînées, se livraient à de sanglants règlements de comptes, le peuple s’abandonnait au pillage des riches demeures des parents du défunt. Celui des Riario, bien sûr, venait en tête. C’était d’ailleurs une sorte de coutume, et les Romains se payaient ainsi, avec l’enthousiasme que l’on devine, des exactions subies durant le règne.
Prudemment, Girolamo Riario choisit de se terrer au milieu de l’armée pontificale, dont il était gonfalonier, et se retira au Ponte Molle, c’est-à-dire aux portes mêmes de Rome, attendant dans l’angoisse la nomination du nouveau pape dont dépendrait son sort.
Tandis qu’il se contentait de trembler sans songer un seul instant à utiliser sa puissance militaire, sa femme faisait face aux événements avec un courage magnifique. Enfermée dans le château Saint-Ange avec une poignée de soldats, une cuirasse lacée sur sa robe de drap brun et sur son corps déformé par une grossesse presque à terme, Catherine tenait Rome sous la menace de ses canons, bien décidée à ne sortir qu’après avoir obtenu du nouveau pontife une sérieuse contrepartie.
Une escarcelle pleine d’or à la ceinture, une hachette tordue à la main, elle imposa la terreur à la ville ainsi qu’au Sacré Collège, qui la savait capable de tout. Et son attitude énergique en imposa si
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