Suite italienne
fait toilette, de même qu’elle avait arboré sur ses murailles les bannières de toutes les familles qui lui étaient alliées, depuis les pilules {12} des Médicis jusqu’au lion de Bologne. Délaissant pour une fois l’armure devenue sa vêture la plus habituelle, elle portait une fastueuse robe de satin blanc, tellement brodée d’argent que dans le pâle soleil d’hiver, elle paraissait givrée. Une cape de velours noir, aussi grande que celle du Borgia mais doublée d’hermine, la protégeait du froid, et sous le voile argenté qui ennuageait sa tête, les diamants qui semaient ses épais cheveux d’un blond de lin jetaient des éclairs. Dans tout ce blanc et tout ce noir, qui étaient d’ailleurs ses couleurs, Catherine avait l’air d’une apparition et César ne put s’empêcher de penser qu’en dépit de ses trente-six ans, sa taille et son pur visage éclairé de deux grands yeux couleur d’aventurine étaient ceux-là mêmes d’une jeune fille. Visiblement, elle attendait qu’il parlât, et devant son silence, fronçait déjà les sourcils.
— Eh bien ? fit-elle.
— Madame, fit César, j’ai à cœur de vous montrer la très haute estime en laquelle je vous tiens et de vous persuader que je ne voudrais jamais, non seulement maltraiter, mais seulement contrister plus qu’il n’est nécessaire votre personne. Et je vous propose, et je vous conjure de me céder spontanément cette forteresse de Ravaldino. Je vous promets les conditions les plus avantageuses. Ainsi, vous ferai-je assigner par le Souverain Pontife des revenus convenables pour Votre Seigneurie et pour ses enfants. Je vous en donne ma parole et m’en porte garant : vous pourrez même vous établir à Rome si cela vous agrée, à moins que…
La comtesse, qui jusqu’à cet instant avait écouté son ennemi sans sonner mot, l’interrompit d’un geste sec :
— Brisons là, seigneur duc, fit-elle. Je suis fille d’un homme qui n’a point connu la peur et suis déterminée à marcher sur ses traces tant que Dieu m’accordera un souffle de vie. Je vous rends grâce de la bonne opinion que vous prétendez avoir de moi, mais quant à la promesse que vous me faites aujourd’hui en votre nom et en celui du pontife suprême, je me vois forcée de vous dire que, les prétextes invoqués par votre père pour me faire déchoir de mes droits souverains ayant été déclarés iniques et misérables par tout le monde, je tiens vos promesses et les siennes pour fallacieuses et menteuses. L’Italie tout entière sait ce que vaut la parole des Borgia et la mauvaise foi du père enlève tout crédit aux offres de son fils.
Ayant ainsi parlé, la comtesse salua d’un bref signe de tête et s’éloigna. Un instant, on vit voltiger son voile blanc sur le fond clair du ciel. Puis il n’y eut plus rien sur le rempart que les lourdes silhouettes des soldats de garde.
Remontant en selle, César Borgia fit volter son cheval avec rage et, entouré de son escorte cette fois, franchit de nouveau la porte de la ville dans laquelle il s’engouffra. Dans le camp français, on avait suivi la courte scène avec un mélange d’étonnement et d’admiration, ce second sentiment allant tout entier à la comtesse.
— Quelle femme ! s’écria le bailli de Dijon, Antoine de Bissey, qui commandait les troupes suisses engagées par le pape Alexandre VI pour renforcer celles de son fils. Comment ce maudit Borgia ose-t-il s’en prendre à cette magnifique créature ?
Un éclat de rire lui répondit. L’homme qui l’avait poussé était le propre cousin de Louis XII, le duc de Vendôme. Comme la plupart de ceux qui prenaient part à ce siège, il n’aimait guère César, ni d’ailleurs aucun Borgia. En revanche, Catherine Sforza avait droit à toute son admiration. Ce n’était pas le cas, jusqu’à présent, d’Antoine de Bissey, qui entendait n’avoir pour sentiments que ceux de son intérêt. Sa remarque avait donc mis le duc en grande joie.
— Si je vous comprends bien, mon ami, vous voici parvenu au même point que tout le reste de notre armée : Madame de Forli vous a séduit.
— Au point que je veux ce soir même faire composer une ode en son honneur.
— Faites, mon cher, faites ! Ce ne sera pas la première. Il n’est pas un seul de nos Français sachant tenir une plume et aligner un vers qui n’ait rimé en son honneur quelque poème, bon ou mauvais. Par la voie des frondes, on lui en adresse une bonne
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