Suite italienne
d’un silence profond, elle s’avança, vision éblouissante dans ce décor de fête. La musique reprit, très doucement, comme si elle hésitait. Béatrice sourit à son cavalier, fit quelques pas, tourna légèrement, se plia pour une révérence. Mais les caissons bleu et or du plafond se mirent soudain à tournoyer. Le sol parut se dérober, les murs s’abattre comme si un tremblement de terre avait soudain secoué le palais. Avec un cri plaintif, Béatrice d’Este glissa sur le sol, sans connaissance… Le bal était fini.
À peine eut-on rapporté la duchesse dans son lit que les douleurs de l’enfantement commencèrent, prématurées mais si violentes qu’elles achevèrent l’œuvre de mort. Bien avant le lever du sombre jour d’hiver, la jeune duchesse de Milan avait cessé de vivre.
Le vendredi suivant, son corps léger, délivré de l’enfant mort-né, était conduit à Sainte-Marie-des-Grâces par un cortège si long que son commencement entrait déjà dans l’église alors que sa fin n’avait pas encore quitté le château des Sforza. Ludovic le More le suivit, tête nue, vêtu de noir, le désespoir au cœur. Pis encore : un noir pressentiment l’assaillait dont il ne pouvait se défaire : celui que Béatrice, avec elle, avait emporté sa chance. Elle avait été une étoile joyeuse dans sa vie, une étoile qui ne se rallumerait plus… son étoile ! Que serait maintenant le destin de l’homme qui avait usurpé le trône de Milan ?
Les voix profondes des moines entonnèrent les cantiques de la mort. L’époux de Béatrice ferma les yeux et frissonna…
Trois ans plus tard, sa défaite à Novare en faisait le prisonnier de Louis XII, et tandis que le Milanais tombait aux mains des Français, Ludovic allait vivre ses dernières années derrière les murs formidables du donjon de Loches. Il n’en sortit en 1508 que pour mourir de joie d’avoir retrouvé le soleil et l’air libre.
La dame de Forli
I Échec à César !
Vêtu d’un grand manteau noir qui recouvrait presque totalement son armure et s’étalait sur la croupe luisante du cheval, une plume blanche agrafée d’un beau diamant à son bonnet de velours noir, César Borgia chevauchait d’un air sombre. Le dos rond, le regard lointain, il cachait sous un masque son visage couvert de pustules par le violent accès de la syphilis qui le rongeait. Quand il était aux prises avec le mal, César cachait sa figure, devenue repoussante, même à ses plus intimes familiers.
Précédé de ses sonneurs de trompettes, il traversa Forli sous la bise aigre de ce 1 er janvier 1500, franchit la porte de Ravaldino et s’approcha de la forteresse silencieuse, retranchée derrière son large fossé plein d’eau, murée dans une défense hautaine. Derrière les créneaux, on apercevait la silhouette grise des hommes d’armes qui veillaient, en apparence indifférents à la masse compacte des troupes et des tentes qui investissaient leur dernier refuge.
Le XV e siècle venait de se terminer et ce froid matin d’hiver marquait la naissance d’un nouveau siècle, dans les Romagnes dévastées par la guerre qui offrait un aspect bien sombre. Chacun se terrait chez soi, autant pour se protéger de la neige et du gel que de cette armée de quatorze mille hommes qui avait ravagé les campagnes et campait maintenant sous Forli. Une belle armée en vérité, forte et magnifique, l’armée de César Borgia ; fils du pape Alexandre VI et duc de Valentinois par la grâce de Louis XII, roi de France, et aussi par l’effet de son mariage avec la belle Charlotte d’Albret.
Avec cette armée, César voulait se tailler un royaume dans la mosaïque d’États indépendants dont se composait alors l’Italie, qu’il déclarait vouloir « manger feuille à feuille comme un artichaut ». Et comme entrée en matière, il avait jeté son dévolu sur les Romagnes. Le roi Louis XII ayant conquis le Milanais avec la bénédiction du pape, César avait entraîné ses alliés français, peu enthousiastes mais liés par leur alliance, à l’attaque de ces Romagnes, authentique verrou soudé entre le territoire de Florence et les États de Venise.
Il avait cru venir aisément à bout du premier État romagnol parce qu’il appartenait à une femme. Mais depuis trois semaines qu’il avait pénétré sur ses terres, Catherine Sforza, comtesse d’Imola et de Forli, lui avait démontré que toutes les femmes n’étaient pas de faibles
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