Sur la scène comme au ciel
en cercle autour du cercueil
exposé dans l’allée centrale du cimetière sur cette chaise à porteurs funéraire
qui consiste en deux brancards et quatre pieds, et la petite assemblée ne sachant,
faute d’officiants, quelle attitude adopter, il m’avait fallu m’avancer au
milieu du parterre de croix dans la douceur d’un mois de juin finissant, ma
feuille en main curieusement agitée quand il n’y avait pas un souffle de vent,
l’autre main enfoncée dans la poche de ma veste, non par désinvolture, mais
pour me planter dans le pouce la pointe d’un stylo à bille de manière que la
douleur prenne le pas sur l’émotion, et, d’une voix d’autant plus chevrotante
qu’elle s’efforçait de porter loin, j’avais entrepris un éloge de ce corps
désormais sans vie dans son coffre de chêne, comme s’il me revenait de
parachever son triomphe, d’associer nos deux talents, ainsi qu’il est dit dans
la parabole, pour envoyer une volée d’anges à travers le canton porter la triste
nouvelle et dire la grandeur de cette femme si petite. Et le secret de cette
résistance farouche, tous ceux qui ont franchi la porte de son magasin le
savent, c’est un amour des autres, un amour a priori, comme l’amour de la
justice, c’est-à-dire que l’entrant est présumé innocent, ce qui signifie qu’il
pourra repartir libre, les mains vides, sans se sentir coupable de n’avoir rien
pris – d’ailleurs c’est elle qui insiste –, et celui-là lui en
est d’autant plus reconnaissant qu’il se souvient par exemple d’être ressorti
d’une boutique avec des chaussures à peine à son pied, ou vêtu d’une veste à
rayures qui était censée se marier à merveille avec son pantalon à carreaux. Et
donc, à présent soulagé, il voue une reconnaissance infinie à celle qui n’a pas
cherché à l’abuser. Et savez-vous quoi ? Fort de cette confiance, il va
revenir. Et, de fait, pendant trente-trois ans il est revenu. Il lui faudra
maintenant franchir d’autres seuils, mais à chaque fois qu’on le jugera sur sa
mise, sur son faible pouvoir d’achat, il pensera à notre mère, si petite et si
grande, qui le considérait à sa juste valeur d’homme. C’est pourquoi nous
l’aimons et nous l’admirons. Peut-être que cet amour qu’elle dispensait sans
compter lui est offert à présent au centuple, ainsi qu’il est écrit. Ce qui
serait juste, mais n’atténue qu’à peine notre peine. Notre unique consolation,
à nous qui procédons d’elle, c’est qu’une part d’elle vit en nous, et qu’elle
vivra aussi longtemps que nos vies.
Et il est sûr que ceux-là, assurés de notre gratitude, qui
l’accompagnaient jusqu’à sa mise au tombeau revoyaient à cette évocation, au
dos de leurs paupières baissées, la petite dame enjouée aux bras chargés de
cartons, trottinant inlassablement sur ses petits talons, et si l’ami de Lazare
qui réveille les morts avait eu la bonne idée de passer par là, on l’aurait
supplié, dites quelque chose, de même qu’il lui avait suffi de lancer au frère
de Marthe et de Marie : Lazare, viens dehors, comme l’on dit sors
de là si t’es un homme, et émergeant de sa grotte aménagée il était réapparu
parmi les siens, pas lavé de plusieurs jours, empêtré dans ses bandelettes, s’y
prenant les pieds, et là notre docteur miracle aurait cogné contre la caisse,
allez, debout les morts, et on aurait pu s’attendre raisonnablement à ce
qu’elle soulève le couvercle de son cercueil, s’excuse d’avoir dérangé tant de
monde et, de son petit pas pressé, regagne bien vite son magasin, écartant la
foule, lançant à la cantonade que l’intermède était terminé, agacée par tout ce
temps perdu pour cause de mort et de funérailles, consultant avec effroi la
grande horloge du clocher et se dépêchant comme le lapin blanc d’Alice,
présumant que sans doute des clients l’attendraient devant la porte fermée,
qu’elle avait toujours répugné à faire patienter, préférant écourter une
conversation avec les siens, qu’elle trouverait bien le temps de reprendre plus
tard, le temps d’un passage éclair dans le couloir pour gagner l’entrepôt du
jardin, apercevant par la porte de la cuisine sa petite fille de quelques mois
dans sa chaise haute d’enfant et lui lançant ô ma petite reine, avant de
repartir tête baissée à la recherche de l’article introuvable qu’on la mettait
au défi d’avoir en rayon.
Mais cette fois,
Weitere Kostenlose Bücher