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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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documents sans valeur, papiers officiels, lettres, photos
entièrement jaunies aux figures presque indiscernables datant de la première
guerre, que j’étais seul à consulter. Pendant ce temps, la fortune du jour
sommeillait sans plus de précaution à côté de notre mère endormie. Et si
ailleurs, autour de la maison, certains eurent à déplorer la visite de voleurs,
ceux-ci devaient se souvenir que la famille de l’un d’eux avait sans doute
bénéficié des accommodements financiers de la petite dame compatissante pour,
en reconnaissance, lui éviter ce genre de visites nocturnes. A ceux-là, à la
délicatesse bienveillante de ces voleurs-là qui par leur intrusion brutale lui
eussent peut-être fait regretter d’accorder aussi facilement sa confiance, il
sera beaucoup pardonné.
    Nous l’imaginons dans la pénombre de son mausolée,
éternellement à son poste au milieu des cartons déballés, étiquetant sa marchandise,
la rangeant sur les étagères, commentant de sa voix d’outre-tombe et toujours
incisive les faits et gestes des vivants, libre d’y recevoir, en reine de la
nuit, la litanie de ses morts et de les convoquer pour une explication ultime.
La porte n’a pas besoin de s’ouvrir pour laisser passer les ombres. On sait
depuis ce soir de la résurrection où onze courageux dans une maison de
Jérusalem, comme une armée en débandade, privée d’état-major et de consignes,
se calfeutraient de crainte qu’on ne leur fasse subir le même sort qu’à
celui-là qu’ils avaient suivi trois ans sur les routes de Galilée jusqu’à cette
pâque sanglante, que les revenants se jouent de la pierre, qu’ils s’enfoncent
dans les murs comme dans du beurre, qu’ils peuvent débarquer à l’improviste
sans qu’un courant d’air n’ait au préalable, en soulevant mollement un voile,
dénoncé leur présence. Ce qui fait qu’on n’entend pas la sonnerie stridente
déclenchée à l’ouverture de la porte, par cette mise en contact des deux
lamelles métalliques qui signalait l’entrée d’un client, ou, si elle sonne,
c’est une évocation discrète, comme la sonnerie qui invite à s’agenouiller au
moment de l’offertoire, et de toute manière cela ne fait qu’ajouter au mystère
car la porte est restée close. Pourtant, au milieu du magasin, enveloppé d’un
nimbe légèrement luminescent, sur le point de s’éteindre, se tient un homme
grand, engoncé dans des vêtements de la couleur des pierres, gêné aux
entournures comme s’il avait le cou bloqué par une minerve, le corps immobilisé
par un corset, et si l’hôtesse ne le reconnaît pas immédiatement, reste un
moment interloquée face à cette apparition, c’est que, toujours si l’on en
croit cette expérience du premier revenu d’entre les morts, on sait que cette
traversée des ténèbres ne se fait pas sans dommage, qu’on y laisse des plumes,
qu’elle vous débarrasse de ces signes d’identification immédiate qui n’étaient
qu’altération du vivant, cicatrices du temps, et vous rend tel qu’en vous-même
espéré, cette vérité de soi sous le masque, de sorte que Marie-Madeleine, par
exemple, ne reconnaît pas le jardinier à qui elle réclame le corps du supplicié (si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis et moi je l’enlèverai), on la sent prête à négocier, à surenchérir sans fin pour posséder enfin la
sainte relique, et l’autre pourrait obtenir en échange tout ce qu’il voudrait.
Elle, peut-être. Or, celui-là qu’elle interroge, c’est ce même jardinier des
âmes dont un jour elle oignit les pieds de sa chevelure parfumée. On imagine
comme en rêve elle avait dû reparcourir mille fois le chemin qu’avaient tracé
les gouttes de parfum dans la poussière qui couvrait sa peau tannée de
chemineau infatigable, réexécutant inlassablement les mêmes gestes, puis
timidement levant son visage vers lui dont elle se vantait de pouvoir réciter,
les yeux fermés, les traits comme les vers d’un poème, et pourtant elle ne le
reconnaît pas. De sorte que c’est l’homme-Dieu qui se charge de lui rafraîchir
la mémoire, Mariam, dit-il. Et elle, et nous voyons tous à cet instant
l’éblouissante lumière dans ses yeux, une joie pure, irradiante, comme jamais
peut-être, et elle : Rabbouni, ce qui peut se traduire de mille
façons, mais aucun mot ne saurait rendre cet absolu de l’amour. Et la suite,
nous la connaissons. Mais il n’y a pas que Marie-Madeleine

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