Sur la scène comme au ciel
parce qu’on ne revient pas de la mort comme
si de rien n’était, parce qu’elle, la mort, n’a pas son pareil pour bouleverser
le bel ordonnancement d’une vie, son retour se ferait au milieu des étagères
vides, car, après que nous eûmes passé un communiqué dans un journal local
annonçant la liquidation du stock en vue de la cessation définitive de son
commerce pour cause majeure, ce fut la razzia, et du coup son triomphe
posthume, une foule comme jamais, à laquelle ne pouvait même pas se comparer
celle, notre référence absolue, qui se pressait aux plus belles veilles de Noël
ou de la Fête des Mères, envahissant les deux niveaux, s’arrachant les rares
objets dont auparavant personne ne voulait, comme si, au-delà de leur valeur
d’usage parfois incertaine, il s’agissait à présent d’antiquités ou de
reliques, refusant presque les remises avantageuses de crainte de rater une si
bonne affaire, levant les bras pour mettre hors de portée des convoitises une
merveille insoupçonnée, laissant après son passage le magasin dévasté, tel que
nous ne l’avions jamais vu, puisque jusqu’à cette apothéose finale il avait
toujours regorgé de marchandises, mais en quelques jours tout était joué, il ne
restait plus rien, que le squelette des étagères qui doublent les quatre murs
jusqu’au plafond et dont l’accumulation d’articles nous avait dissimulé la
profondeur. Il ressemblait dorénavant à une tombe princière dont des pillards
auraient emporté le mobilier funéraire. Dans ce qui avait été son royaume de
trente mètres carrés, et serait à jamais son sanctuaire, bruissant encore des louanges
que la foule lui avait décernées et qui constituaient rassemblées le plus beau
des panégyriques, le seul auquel elle eût été sensible, régnait désormais
l’esprit de notre maman.
Une exposition théâtrale dirait ceci : la scène se
passe dans un magasin de vaisselles, jouxtant une bijouterie, à proximité d’une
église monumentale de style fin de siècle, dans un bourg aux marches de
Bretagne à vocation rurale en dépit de la proximité de l’océan – mais
tout cela a été suffisamment ressassé, avec les tempêtes arrachant les fils
électriques et téléphoniques, le vent d’ouest parfumant le linge d’iode et de
sel, la variété des pluies, et la luminosité des ciels de l’Atlantique. Une
petite dame sans âge s’affaire seule dans la pénombre au milieu de ses cartons.
L’heure est à la nuit tombée, lorsque le lampadaire sur la façade déverse une
lueur poudreuse dans la devanture, clair-obscur blafard qui s’infiltre parmi
les rayons et permet de ne pas allumer, ceci afin d’éviter qu’un noctambule,
apercevant de la lumière, ne s’autorise à venir sonner à la porte. De loin en
loin, on entend le passage d’une voiture ou d’un vélomoteur dont le cylindre
unique s’emballe sur la route mouillée, puis c’est le carillon triste du
clocher scandant les quarts d’heure comme des hoquets de silence ou l’écho
lointain d’un sanglot fossile. La pluie aussi est de la partie, l’inévitable
pluie d’Atlantique, qui strie doucement de pointillés obliques le cône de
lumière du lampadaire. La masse sombre de l’église de l’autre côté de la rue
donne à la nuit de la terre qui cerne son volume néo-roman une clarté de lune
endeuillée. C’était pour elle, notre mère, cette heure où tout s’endort,
l’heure des comptes, c’est-à-dire qu’après le repas du soir et vaisselle
rangée, elle faisait le bilan de la journée, d’un tour de clé sur la caisse
enregistreuse obtenant les chiffres du jour qui tombaient dans un bruit de
mitraillette sur le rouleau de papier blanc qui s’enrayait parfois, et qu’elle
confrontait avec les chèques et billets soigneusement rangés dans le tiroir,
lesquels elle ramenait en liasse dans la cuisine, puis glissait non sans une
ultime vérification dans une sacoche noire à soufflets, qu’elle emportait,
serrée contre elle, après s’être assurée que tout était bien fermé, gaz, portes
et électricité, dans sa chambre. Le coffre-fort, il est permis d’en faire
l’aveu maintenant, servait de leurre. On n’y trouvait rien que de vieux
papiers, témoignages divers sur la famille, actes de propriété de la maison,
reconnaissances de dette, divers objets comme le dentier de la grand-mère et
toute la fortune de la tante Marie tenant dans son sac à main de skaï noir,
plus quelques
Weitere Kostenlose Bücher