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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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à faire preuve de
cette perte de reconnaissance devant le revenant. Les pèlerins d’Emmaüs aussi,
qui partagent avec lui une table à l’auberge. S’il n’avait pas coupé le pain à
sa manière si particulière et tendu la corbeille aux deux compères, ceux-là au
moment de régler auraient demandé à l’aubergiste une addition séparée, et faute
d’avoir identifié leur prestigieux convive ils n’auraient pas eu à se reprocher
pour le reste de leurs jours de lui avoir mesquinement fait payer, à lui qui
n’avait hésité à donner sa vie pour eux, sa part de poisson.
    Et donc on peut penser que, devant cet entrant qui, bien
qu’empêché par sa carapace de se mouvoir librement, n’a pas eu besoin de
pousser la porte, notre marchande d’éternité marquerait d’abord un temps
d’arrêt. Qui est-il, cet homme ? Elle cherche dans la panoplie de ses
souvenirs. Celui-là lui rappelle quelqu’un, c’est sûr, mais il ressemble trop à
une statue devant laquelle on cherche à reconnaître un homme illustre. A qui
peut bien lui faire penser cette taille haute de commandeur, cette chevelure
argentée. Et puis, prudemment comme on se jette à l’eau, pour en avoir le cœur
net et évacuer d’emblée un doute majeur : C’est toi, Joseph ?
    Ce serait lui, notre statufié, dépossédé de sa voix par
celui qui a témoigné au sujet de quelques épisodes supposés de sa vie et qui
les a écrits, et dont nous n’avons jamais su si son témoignage était vrai.
C’est la raison pour laquelle elle hésite avant de nommer celui qui fut son
homme unique, car on sort d’un livre comme on revient d’entre les morts. Paré
pour l’éternité, avec ce physique imparfaitement ressemblant qu’on adopte une
fois pour toutes, sur lequel le temps n’aura pas de prise, mais que les vivants
ont peine à reconnaître. Sommé de s’expliquer, il ne pourrait se défendre
puisque son avocat de fils a choisi de parler pour lui, l’a sommé de se taire,
profitant de l’encombrant silence des morts. Il est là, au milieu du magasin,
dans la pénombre brumeuse du réverbère qui de la rue éclaire la vitrine,
massif, raide comme la justice, avec cette démarche lourde, saccadée,
maladroite des corps pétrifiés. C’est toi, Joseph ? Mais si c’est lui, ce
n’est pas tout à fait lui. Ne pourrait-on désormais le débarrasser de cet
encombrant uniforme de pierre conçu par notre pauvre garçon, qu’il retrouve
l’aisance et la souplesse d’un corps plein de vie ?

III
     
     
    Ils ont été déçus, les camarades de Joseph, du portrait que
j’avais fait de cet homme. Ils ne l’ont pas reconnu. Ce n’était pas celui dont
ils avaient gardé un vivant souvenir, qui les avait charmés, amusés, entraînés,
conseillés, aidés parfois. Celui-là était une création romanesque, une statue
taillée à grands éclats, pour les besoins d’une démonstration, pour combler un
manque, une fresque endommagée par le temps et restaurée à larges traits
approximatifs de manière à relier entre elles les parties pleines, mais
celui-là qui se dressait devant l’enfant n’avait rien à voir avec le modèle. A
ce point attristés qu’ils me l’ont fait savoir, estimant, mais il était trop
tard, qu’il eût mieux valu que je les consulte, qu’ils n’auraient pas demandé
mieux. Pourquoi ne s’est-il pas adressé à nous, qui étions tout à fait disposés
à lui parler du grand Jo. Chacun de nous à un moment de sa vie a compté parmi
ses proches. Or, ce n’est pas de sa faute, bien sûr, mais nous l’avons mieux
connu que lui, et surtout plus longtemps. Au vrai, qu’est-ce qu’ils ont vécu
ensemble ? Onze ans, et pas même en continu, puisque jusque-là son père
était toujours sur les routes. Et qu’est-ce qu’on retient à cet âge ?
Quelques instantanés dont on ne sait trop à quoi ils renvoient, des images de
vacances ou de fêtes mais tellement associées à des photographies qu’on se
demande ce qu’on en a vraiment retenu, au point qu’on se dit qu’autrefois, avant
l’invention de Niepce, les gens ne devaient pas se souvenir de grand-chose. Au
lieu qu’il lui suffisait de collecter les formidables souvenirs que nous avons
gardés de lui, pour rameuter lesquels nous n’avions pas à faire un grand effort
de mémoire, tellement, comme l’a confié l’un d’entre nous dans un voile de
sanglot à la caméra qui le fixait, celui-là même qui avait débarqué sans le sou
dans le

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