Sur la scène comme au ciel
village et que son père avait contribué à mettre en selle, en lui
offrant son garage pour exercer son métier de peintre et des travaux pour en
vivre : il est inoubliable, cet homme-là.
De fait, nous ne l’avons pas oublié. Le temps n’y a rien
fait. Nous sommes quelques survivants à pleurer encore en évoquant sa mémoire,
comme le grand Louis qui n’en finit pas avec ses larmes de régler sa dette de
bonté. Nous étions une mine de renseignements qu’il n’a pas daigné exploiter,
ce qui est dommage, et même préjudiciable pour notre ami qui de tous ces
témoignages confondus serait ressorti bien plus grand, tel qu’en lui-même. Il a
estimé que son père lui appartenait, que l’image que nous avions de lui ne
correspondait que partiellement avec celle qu’il avait conservée. Il est sûr
que le point de vue d’un enfant sur son père diffère de celui d’un ami, mais si
son intention était, comme il l’a expliqué par la suite, de reconstruire la
figure de celui qui l’avait trop tôt quitté, à partir des bribes d’impression
qu’il avait conservées de leur bref temps de vie commune et de quelques traces
recueillies, alors il manque la seconde source de renseignements pour que le
portrait soit complet, au lieu qu’il nous livre un Joseph hémiplégique, en
somme, une moitié de Joseph que nous, nous n’avons pas connu. Ce qu’il nous
donne à voir de lui, c’est un profil égyptien, c’est-à-dire que, si on le
décolle de sa fresque, il ne tient pas debout. Se souvient-il, par exemple, lui
qui se plaint d’avoir eu un père distant, qu’enfant il était toujours fourré
dans ses jambes, qu’il ne le quittait pas d’une semelle ? Que Joseph, qui
aimait bricoler, lui avait installé un petit établi dans son atelier pour qu’il
puisse sous sa surveillance s’initier au maniement des outils, prenant sur lui
d’expliquer à l’enfant comment il convient de placer son pouce contre la lame
de l’égoïne avant de commencer très doucement le va-et-vient de la scie, sans
forcer, de manière que les dents amorcent dans le bois une première
encoche ? et comment un marteau se tient par le haut du manche ? et
un rabot une main au-dessus, l’autre en arrière ? et ainsi pour tous les
outils de l’atelier ? Pense-t-il qu’il ait appris seul cet art du
bricolage ? Nous étions là, qui ne demandions pas mieux que de lui
rafraîchir la mémoire.
Ainsi, au cours des années qui ont suivi la mort de son
père, lorsqu’il faisait de l’auto-stop pour revenir de son collège nazairien en
bordure de mer, combien de fois n’a-t-il pas profité de la voiture de l’un
d’entre nous, dès lors qu’il quittait la nationale pour se poster au croisement
de la route qui le ramenait chez lui. Soit nous l’avions reconnu, soit nous
établissions de nous-mêmes, après un échange de propos, son identité. Mais
alors, tu es le fils de Joseph ? Et à partir de là les anecdotes
pleuvaient. Mais en fait ne pleuvaient pas trop, car aussitôt, à cette seule
évocation de son père, c’est lui qui mouillait ses yeux de larmes. On
s’excusait, et on changeait de sujet. Alors les études, ça va ? Mais
c’était plus fort que nous, avant même d’attendre sa réponse on
rebondissait : ton père, en classe, c’était un cador. Et un drôle. Qu’est-ce
qu’on a pu rire avec lui.
Ce qui ne faisait que raviver les larmes du petit
autostoppeur. Quel âge avait-il ? Quatorze ans ? Quinze ans,
peut-être, quand il se postait sur le pont qui enjambe la voie de chemin de fer
à la sortie de Saint-Nazaire, un sac de voyage à ses pieds, et que ce n’était
certainement pas pour économiser l’argent du voyage en car, même s’il
connaissait la peine que se donnait la survivante pour leur offrir des études,
laquelle n’était que moyennement ravie de voir son fils débarquer d’une voiture
inconnue. Etait-ce une épreuve qu’il s’imposait dans son début de parcours
solitaire, déboussolé, sans repère autre que ce souvenir exemplaire du disparu
qu’on ne manquait jamais de lui rappeler et auquel il était sans cesse
confronté ? Car ce poing tendu à l’adresse des automobilistes, parfois
rageur quand ils ne daignaient pas s’arrêter, c’était comme si dans le flot des
voitures il cherchait celle qui ne passerait plus jamais, une ID 19 à la
carrosserie carmin, par exemple, conduite par un grand monsieur aux cheveux
blancs qui se rangerait en douceur à quelques mètres
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