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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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de lui et vers laquelle il
courrait en tirant son sac trop lourd où il entassait tous ses livres de
classe, tandis que le pilote, de l’intérieur, lui maintiendrait la portière
ouverte. Car Joseph et les voitures, c’était une vieille histoire. Son très
officiel « permis de conduire des automobiles » lui avait été accordé
le 8 octobre 39, alors qu’il n’avait que dix-sept ans et demi. A l’âge où son
fils s’initiait à l’auto-stop, lui conduisait déjà en catimini l’imposante
camionnette Citroën de son père, réussissant les manœuvres les plus délicates
comme de la rentrer, sans dommage pour la tôle, dans son garage, ce qui
revenait presque à faire passer un dromadaire par le chas d’une aiguille, de
sorte que quatre ans plus tard il se montrait plus habile au volant que
l’examinateur chargé de lui délivrer son permis de conduire. Ce que le petit
orphelin savait en prenant place à côté du chauffeur compatissant. Peut-être
même n’attendait-il que cela, qu’on lui raconte encore et encore les exploits
de notre camarade. Peut-être même est-ce la raison pour laquelle lui-même se
montre incapable de piloter une voiture, comme si l’obtention de la feuille
rose risquait de le priver de l’évocation de la haute figure paternelle.
    Des anecdotes ? Par exemple quand le grand Jo détourna
un convoi de camions militaires américains pour embrasser sa fiancée à la fin
de la guerre, les GI découvrant avec étonnement Riaillé, Joseph leur expliquant
que, connaissant les environs, il jugeait cette route plus sûre, ou ses défis
improvisés comme de plonger sous une péniche et en ressortir de l’autre
côté – ce qui manqua tourner mal, le nageur restant collé par la
pression contre le fond de la coque –, grimper au sommet du palmier du
jardin de son cousin Emile et, debout au centre des palmes, sonner du clairon,
se promener par un froid de gueux, le col de sa chemise grand ouvert et
apostropher les passants emmitouflés jusqu’aux yeux pour leur demander son
chemin, les obligeant à s’arrêter quand ils se pressaient de rentrer chez eux,
lui, paraissant insensible aux degrés dégringolant en dessous du zéro, les
retenant, demandant des précisions, se faisant réexpliquer pour la troisième
fois son itinéraire, et nous à quelques mètres pouffant de rire le nez dans nos
écharpes, ou encore ce numéro de cirque, quand, après avoir assisté au tour
d’un illusionniste et déclaré avec son esprit cartésien qu’il ne voyait rien là
de magique, que si ça se faisait c’est que la chose était faisable, demandant à
l’un d’entre nous de s’allonger à travers deux chaises écartées d’un mètre dans
un bar, posant sur l’abdomen du cobaye, auquel il conseillait de tendre ses
abdominaux, un parpaing, puis levant une masse au-dessus de sa tête, et alors
que toute l’assistance retenait son souffle, fracassant le bloc de ciment. Et
le volontaire ? Pas une égratignure. Il était cet homme à qui l’on faisait
ce genre de confiance.
    Cette fantaisie de tous les jours, trente-cinq ans après la
disparition de notre camarade, on en parlait encore. On, c’est-à-dire l’ami
Michel qui à la demande de sa fille égrenait sur son lit de mort les souvenirs
marquants de son existence, et, parmi ceux-là, le grand Joseph, dont il n’avait
pourtant pas été un familier, ne l’ayant croisé qu’à deux reprises. La première
fois, dans ce collège de Chantenay près de Nantes, tenu par les inévitables,
dans l’Ouest, frères de Ploërmel. Une congrégation religieuse fondée par La
Mennais, mais pas Félicité, l’admirable, non, son frère, Jean-Marie, qui rachetait
par son orthodoxie ultramontaine les errances de son cadet rebelle et
d’ailleurs excommunié par les foudres vaticanes pour cause de christianisme
libéral. On y admettait les titulaires du certificat d’études primaires, qui
deux ou trois ans plus tard sortaient de Notre-Dame de l’Abbaye avec en poche
un brevet élémentaire, autant dire que, dans les campagnes d’avant-guerre, il
n’y avait que les séminaristes, le médecin, le pharmacien et le notaire pour se
vanter d’un niveau d’études supérieur. Ce qui, pratiquement, ce diplôme
chantenaisien, les autorisait à reprendre à quinze ou seize ans le magasin de
vaisselles en gros et demi-gros de leur père. Mais Michel n’a rien oublié de sa
vie de pensionnaire, les horaires, les noms des différents professeurs, de

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