Sur la scène comme au ciel
ses
condisciples, les rituels des promenades du jeudi, dites sans ordre, car les
élèves n’étaient pas astreints à marcher en rang, ni à porter l’uniforme,
contrairement à la sortie du dimanche où, si la promenade avait lieu sous la
pluie – nous sommes en pays nantais –, la grande capote de drap
bleu épais se gorgeait d’eau et devenait lourde à traîner, les journées
rythmées par les prières et les passages à la chapelle, la lecture au
réfectoire dont il ne précise pas si elle devait être édifiante, l’obligation
de silence, les longues périodes de plusieurs semaines sans revoir la maison,
les sanctions comme celle qui consistait à manger debout au milieu du
réfectoire sous le regard de l’ensemble du collège, les privations de sortie,
quand la famille venait un dimanche rendre visite à son garçon et qu’elle
devait se contenter d’une rencontre au parloir, et pour Joseph c’était monnaie
courante, au grand dam de son père qui intervenait pour que soit levée
l’interdiction, mais en vain, Michel concluant que la discipline y était rude.
Ce qui donne encore plus d’éclats aux exploits de celui qu’il présente
ainsi : Il avait une personnalité vraiment extraordinaire. C’est bien
simple, on peut dire qu’il était bon en tout. Il n’avait qu’un petit
défaut : il était chahuteur. Et plus loin, revenant sur son idée,
l’embellissant peut-être, s’enivrant doucement de la formule : un grand
chahuteur devant l’Eternel, que le frère Abin, le surveillant général, tout
en l’aimant bien, redoutait parce que, dit-il, il lui donnait beaucoup de fil à
retordre. Le même Michel se félicitant, après une distribution où tous deux à
la fin de leur année avaient remporté le prix d’excellence, que le dissipé, de
deux ans son cadet, lui confie en aparté – et il semble que nous entendions
la voix de notre camarade Joseph, à travers laquelle se dévoilent sa coutumière
prévenance et son sens de l’amitié : Tu vois, Michel, nous sommes deux
de Campbon, qui sommes tous deux les premiers.
Or, si la mémoire de Michel n’a pas failli, si l’on retient
que la première rentrée à Notre-Dame de l’Abbaye de Chantenay eut lieu en
septembre 1934, cela signifie que le grand chahuteur avait douze ans. Et
treize, au moment où il tient de tels propos. Et que c’est le même petit garçon
poussé trop vite, puisque c’est à cette époque qu’il entreprit de dépasser tout
le monde d’une tête, qui, au départ de la gare de Savenay, au moment
d’embarquer dans le train pour Nantes – et ce pour une période de
deux mois jusqu’aux prochaines vacances –, passait la tête par la fenêtre
du wagon et, comme un aboyeur à l’attention des gens massés sur le quai, les
mains en porte-voix, hurlait : Savenay, cinq minutes d’arrêt, buffet,
cabinet, les voyageurs sans tickets passez au guichet. Le grand petit
bonhomme aux lunettes cerclées d’or faisant crouler de rire la gare entière.
Et c’est le même que, deux ans plus tard, études terminées,
diplôme en poche, on – c’est-à-dire le sort réservé aux jeunes gens
des campagnes avant guerre – installait derrière le comptoir du
magasin de vaisselles de ses parents. Même si l’affaire était relativement
prospère (Michel note avec envie que le fils du grossiste, outre ses lunettes à
monture dorée, avait de beaux pyjamas, quand lui devait se contenter de
vieilles chemises de nuit et portait des pantalons qui lui montaient au-dessus
des chevilles), il est des perspectives plus enthousiasmantes pour un garçon
plein de fantaisie et d’allant. C’est tôt pour renoncer à ses rêves
d’adolescent, et il n’était pas le seul. Parmi ceux qui l’accompagnaient à
Chantenay, le fils du boulanger regagne le fournil, le fils du maçon apprend à
manier la truelle, quant à Michel, entre le petit hôtel de campagne tenu par
son père et la charcuterie que dirigeait sa mère, le travail ne manquait sans
doute pas. Alors dans ce contexte on peut penser que la guerre, pour certains
qui n’avaient pas eu leur content de jeunesse, ce fut, oui, avec les réserves
d’usage, une aubaine.
D’ailleurs la seconde rencontre entre Joseph et Michel a
lieu après la fin des hostilités, à l’occasion d’une réunion des anciens de
Notre-Dame de l’Abbaye de Chantenay. C’est Joseph qui propose à son camarade
retrouvé, venu en train de Saint-Nazaire, de le ramener en voiture pour
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