Survivant d'Auschwitz
brusquement, et ils n’étaient pas préparés à être moralement bousculés. Ils croyaient rire en venant. Je les observai, pour voir leurs réactions. Leurs uniformes décorés de fémurs et de têtes de mort en imposaient moins et ils n’étaient plus très reluisants. Certains se grattaient la tête avec nervosité. L’un des officiers essuya ses lunettes. Sans doute avaient-ils compris quelques mots de yiddish. De plus, les artistes qui venaient de se produire étaient loin d’être ce que les nazis et leurs amis à travers le le monde auraient souhaité qu’ils fussent. Il n’y avait là ni stupides paysans polonais, ni Russes barbares, ni Juifs tourmentés récitant des versets de la Torah et portant des papillotes ; il n’y avait là que des jeunes pleins de dynamisme et de volonté de relever le défi, tournant leur regard vers la construction de l’avenir, à laquelle ils voulaient contribuer.
Toutes ces jeunes voix, qui nous avaient unis dans l’évocation du passé et conduits vers l’avenir, se turent. Le concert était fini.
J’avais le sentiment que nous vivions tous un rêve et me demandais : « Et s’il était vrai ? »
*
Avril et le roulement des canons alliés arrivèrent. Notre bloc était situé à l’extrême bord de la partie basse du camp. Il était devenu le point de rencontre d’observateurs fiévreux, qui passaient leur journée à scruter minutieusement la plaine s’étendant à nos pieds, dans l’espoir d’y apercevoir un signe, qui dénotât et annonçât l’avancée de nos libérateurs. Quelques détenus importants du Grand camp étaient parmi eux et possédaient un objet rigoureusement interdit : des jumelles. Ils n’avaient pas grand-chose à craindre, car les SS ne pénétraient pratiquement plus dans le camp, sans que nous ne le sachions au préalable. La fin approchait, qui pouvait nous apporter le pire comme le meilleur. Tout n’était plus qu’une question de jours.
Quelqu’un cria qu’il apercevait des chars au loin. « Je n’arrive pas encore à les reconnaître », dit un autre, en tournant nerveusement sur le roulement de ses précieuses jumelles. « Allez, laisse-nous regarder aussi ! » suppliions-nous. Nous eûmes l’honneur de pouvoir jeter un œil sur cette vaste, silencieuse et mystérieuse étendue, mais nos efforts restèrent vains. J’eus la fierté, moi aussi, de tenir les jumelles. Sceptique, comme toujours, je scrutai, faisant lentement défiler la vallée, puis la longue route départementale grise, les champs et les haies. La seule chose qui ressemblât à un char – ou à quoi que ce fût, qui pût vaguement être en lien avec notre libération – furent quelques meules de foin.
Un peu plus tard, le bruit courut que le camp allait être évacué, et les SS firent une déclaration infirmative : « Les détenus de Buchenwald restent dans le camp. Il est de votre propre intérêt de vous comporter de façon disciplinée et d’obéir aux ordres qui vous seront donnés… À l’arrivée des Américains, vous serez rendus, pacifiquement et de manière rangée. » C’était rassurant et nous étions heureux.
Une nuit, alors que je rentrais des latrines après avoir parcouru sur une distance d’environ deux cents mètres le chemin difficile, escarpé et pierreux qui y conduisait, j’entendis des voix venant de la chambre du chef de bloc. Il avait encore de la visite, alors qu’il était largement au-delà de minuit. Les hommes parlaient entre eux de la Pologne et de leur patrie. Chose bizarre, l’un d’entre eux parlait anglais. Cela ouvrit ma curiosité. Je pressai mon oreille contre les parois du mur et écoutai. La voix n’était que faiblement audible et recouverte de craquements et sifflements. Il n’y avait plus de doute, ils écoutaient clandestinement la radio. Ils parlaient fort – des villages de Pologne – et maintenant je comprenais clairement pourquoi : il s’agissait d’une rencontre secrète entre les plus importants détenus du camp, qui écoutaient les nouvelles. Pendant qu’ils parlaient pour cacher le bruit qu’émettait le poste, l’un d’entre eux cherchait à capter les ondes pour entendre les dernières nouvelles, faisant état des succès alliés. Ils avaient choisi de se retrouver dans notre bloc, car c’était celui qui se trouvait à la distance la plus éloignée des casernes SS ; enfin, il était à l’écart et habité par des détenus, encore trop jeunes pour
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