Survivant d'Auschwitz
arrivait sur le champ, courant comme un fou, fusil braqué. Ce monstre voulait-il satisfaire ses instincts chasseurs ou prenait-il mal le fait que l’on réduisît sa portion de salade d’épinards pour la semaine suivante ? Pris de panique, nous prîmes nos jambes à notre cou, courant par-dessus les chaumes et les fossés, vers le trou du grillage. Malheureusement, j’étais faible. Mes chaussures étaient beaucoup trop petites, j’avais les orteils blessés, boitais et n’arrivais pas à courir aussi vite que les autres. Je tentai ma dernière chance et jetai le carton empli des précieuses feuilles de salade. Mais cela ne servit à rien. Mon ennemi se rapprochait de plus en plus. Il me frappa de violents coups de bâton. Instinctivement, je rentrai la tête et parai les coups de mon bras gauche. « Ne bouge plus, trou du cul, ou je tire », cria mon agresseur, pourchassant déjà une autre victime. Me ramassant sur moi-même pour être une cible moins facile, je courus jusqu’à la clôture, comme un animal blessé.
Arrivé au bloc, je m’occupai de mon bras tout écorché et enflé, me disant que j’étais devenu complètement fou. Avoir survécu à toutes ces années d’épreuve, et mettre sa vie en jeu pour quelques feuilles d’épinards !! Enfin, tout de même, je regrettais de ne pas pouvoir me faire cette belle salade, qui m’avait fait rêver et d’avoir perdu mon précieux carton.
Le lendemain, 10 avril, notre partie de camp devait être à son tour évacuée. Nous nous cachâmes où nous pûmes, dans la partie creuse du coffrage du baraquement, dans l’étroit espacement sombre, qui sentait le renfermé, qui se trouvait sous les planches du sol, sous et dans les sacs de paille où nous étouffions ; nous nous entassâmes également dans des canalisations puantes des eaux usées et contaminées ; bref, nous refusions de quitter le bloc. Peu de temps après, nous fûmes encerclés par la police du camp. Les gardes SS se précipitèrent dans notre baraquement, munis de leurs inévitables fouets et revolvers. La résistance fut brisée et nous remontâmes la côte en direction du portail du camp.
J’essayai désespérément de briser le cordon de la police du camp. « Sois raisonnable, garçon, me disaient les hommes pour me calmer, presque tous les autres détenus sont déjà partis. Nous-mêmes devons quitter le camp aujourd’hui. Il faut qu’il soit vidé avant huit heures. Il n’y a que ceux du Revier qui peuvent rester. En plus, tu ne sais pas si le dernier convoi qui quittera Buchenwald sera plus sûr. »
Ils me convainquirent de rejoindre le groupe, qui se trouvait à quelques mètres de la place d’appel, entre les blocs 3 et 9, et qui attendait. Alors que j’étais accroupi sur le chemin, en attendant que les choses se passent, je vis de longues colonnes de camarades détenus marcher en silence, le visage soucieux, vers le portail du camp. Ils savaient que l’inconnu les attendait. Seul un jeune Tsigane, la peau brunie par le soleil, semblait avoir conservé toute sa confiance. Il marchait d’un pas décidé au milieu de ses camarades – tous beaucoup plus grands que lui – et nous criait de les rejoindre : « Qu’est-ce que vous attendez ? Venez ! Je suis tsigane et suis heureux d’aller dehors, où chantent les oiseaux. C’est bon d’être chez soi dans la nature. Bonne chance, camarades, je pars retrouver la liberté. »
Nous restâmes sur place, continuant d’attendre. « Il n’y a pas assez de gardes ici, dit l’un des Lagerschutz . Ce sera votre tour, lorsque nous reviendrons et que nous aurons fini de faire sortir la colonne qui vous précède. »
La sirène se mit à hurler, apportant ce que nous considérions comme une bonne nouvelle pour nous. La circulation sur les routes et lignes de chemin de fer avait dû être interrompue et les évacuations étaient repoussées. Un petit avion de reconnaissance vrombissait au-dessus de nos têtes. L’artillerie lourde antiaérienne allemande n’existait plus depuis longtemps et l’avion passa tellement bas, que nous réussîmes à voir la tête des pilotes. Nous pensions qu’il allait lâcher quelque chose – des armes, de la nourriture, ou du moins des tracts – mais rien de tout cela ne se passa. La seule chose qu’il laissa derrière lui fut une tension et une attente renforcées.
Puis s’ensuivirent de longues heures de silence. Les détenus étaient assis sur ce qui avait été des
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