Survivant d'Auschwitz
milliers de jeunes, qui avaient été nos camarades, nos amis de bloc, nos compagnons de chambrée, et avec lesquels nous avions partagé le même châlit, étaient morts, en regrettant d’être nés, ils avaient péri dans la désillusion, la rage au cœur. Ils venaient de l’Europe tout entière, même d’Asie pour certains d’entre eux, et ce qu’ils avaient à dire alors, c’était à nous de le faire maintenant. Une raison de plus de devoir nous rassembler. En étant confiants et déterminés, nous y parviendrions avec succès.
Le soleil était haut. J’avais assez dormi. J’avais passé assez de temps à réfléchir à l’avenir. Maintenant il fallait que je regarde le présent. Mes jambes n’étaient pas encore bien fortes, mais je parvins à me traîner hors du bloc dans le camp. Souvent les personnes âgées disaient que l’âge prenait en traître, s’insinuant à leur insu dans leur corps. Je vivais tout le contraire : la faiblesse et la fragilité s’échappaient du mien et j’allais redevenir jeune et agile.
Le camp s’était transformé en une véritable fourmilière. Tout le monde voulait tout voir et tout savoir. Des sections d’anciens détenus, fiers, avaient reçu de nouvelles armes et s’entraînaient. Telle était notre nouvelle armée, auto-équipée, auto-programmée, auto-organisée, tous en uniforme rayé bleu et blanc. Nous les jeunes, enviions bien évidemment ceux qui y appartenaient.
Dans l’après-midi, un avion de reconnaissance plana au-dessus du camp. Il portait le sigle américain, mais nous le regardions avec méfiance. Nous connaissions trop bien la fourberie des nazis. Les (nouveaux) gardes chargèrent leurs fusils, les braquant vers le ciel. Le pilote fit tremper ses ailes. Quelqu’un hurla avec enthousiasme : « Il nous salue ! C’est un Américain, un vrai Américain ! »
Dans la soirée, un contingent de l’infanterie américaine arriva. Le premier Ami * 1 qui pénétra dans le camp, et il fut, paraît-il, triomphalement soulevé sur les épaules et transporté à travers le camp. Tout le monde appelait, chantait, criait. Je me faufilai dans la foule. Là-bas au fond, je voyais, avançant à reculons au milieu de cet océan de calots rayés bleu et blanc, un casque et juste à côté une paire de Rangers marron. Un Américain ! Enfin, je l’avais déniché. Je me mis à crier, lui aussi. Peut-être lui faisaient-ils mal, peut-être avait-il le vertige ? Mais il nous appartenait : nous étions si heureux qu’il crie avec nous.
*
Les jours passaient, notre alimentation devenait de plus en plus copieuse. Le passage de 300 grammes de pain sec à la soupe de goulasch sans restriction fut trop rapide et cause de terribles et impitoyables diarrhées. Une mare d’eaux stagnantes brunes menaçait de faire déborder les latrines. Tout autour de nous, jusque sur les chemins menant aux blocs, le sol était souillé et collait de cette matière que produisaient les intestins d’un affamé avec de la soupe hongroise en boîte.
Les préposés aux latrines, qui, jadis, recevaient un supplément d’un litre de soupe claire pour ce travail, n’avaient plus aucun intérêt à vouloir le faire. De toute façon, personne n’avait envie de transporter cette boue, pour lui rendre sa fonction première : servir d’engrais pour faire pousser les légumes des surhommes cent pour cent aryens, qui avaient estampillé leur pureté de deux S entrelacés, tracés d’après l’ancienne calligraphie teutonique. Tout ce que l’on pouvait désormais faire était de demander à des volontaires, et nous en trouvâmes. Ainsi fut réglé le premier problème, que nous posait la liberté.
Qui s’en sentait la force partait explorer la campagne environnante et après quelques jours de repos, je me levai tôt le matin et me joignis aux promeneurs. Des groupes d’anciens détenus, marchant lentement, sillonnaient le chemin pierreux, qui menait au village d’à côté – la plus proche excursion. Nous étions d’excellente humeur, le printemps embaumait, les champs étaient encore d’un vert tendre, tout humides de rosée. Il y avait tant de choses que j’avais envie de faire, mais j’étais encore trop faible, et je boitais sur la route comme un vieux pèlerin.
Une fois arrivés à notre prometteuse destination, la place du village, nous nous précipitâmes à la pompe, penchâmes la tête dessous et nous rafraîchîmes tout en admirant le travail de belle
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