Survivant d'Auschwitz
liaisons n’étaient pas rares. Eva-Ruth avait trouvé son premier vrai copain, moins naïf que moi, et s’était mise en ménage avec lui, au grand dam de tout le monde. J’étais jaloux, me sentais seul et sautais sur toutes les occasions de parler à quiconque acceptait de s’encombrer d’un ignorant comme moi.
Ce public bigarré était composé de détenus moitié juifs, d’« illégaux » arrêtés, d’étrangers, d’employés de commune et de vieilles personnes. Il y avait quelques Juifs polonais, qui s’étaient évadés de ce qu’on appelait les « camps de concentration », et ceux-ci avaient toute notre sympathie. Venus de l’est, ils nous racontaient certaines choses, avec une telle volonté d’être crus, que nous pensions qu’ils en rajoutaient un peu. Il y en avait un en particulier, un petit sec et nerveux, dépressif, qui prétendait qu’il s’était enfui d’Auschwitz, un de ces fameux camps de travail en Silésie. Mais son incapacité à se maîtriser lui ôtait toute crédibilité. Il tirait sans cesse à boulets rouges sur la civilisation occidentale, et ses accusations fondées sur rien nous exaspéraient. Pires que de simples critiques émanant d’un esprit échauffé, elles étaient un blasphème.
La sélection pour les prochains convois commença. Les vieilles personnes et les décorés de guerre furent envoyés à Theresientadt, les autres à l’est. On nous expliqua comment nous comporter pendant le voyage, on nous donna un numéro d’identification, ainsi qu’une ration de nourriture. Le lendemain, nous montâmes dans les camions, qui nous conduisirent à la gare de marchandises de Stettin.
Un wagon de passagers, prévu pour les officiers, était accroché à la locomotive. Les autres, une douzaine environ, étaient des wagons à bestiaux. Sur le quai d’en face, des gardes formaient une haie de surveillance, pianotant sur leur pistolet-mitrailleur. Sur le toit du dernier wagon, une mitrailleuse était pointée sur nous.
Maman et moi faisions tout pour rester ensemble, et nous fûmes poussés dans un wagon avec de la paille à l’intérieur. Il n’avait que quatre bouches d’aération à barreaux et, en guise de tinettes, un seul et unique seau, que nous dûmes partager avec vingt autres « candidats pour l’est ».
Les yeux écarquillés, je réussis tout juste à apercevoir une inscription en français sur un wagon, qui datait de la Première Guerre mondiale. Une fois que nous fûmes tous coincés à l’intérieur, je pressai les quelques doués en langue du wagon de me traduire ce qui était marqué : « 40 personnes et 8 chevaux » ; c’était la capacité du fret jadis. La réalité du chargement – point essentiel de nos préoccupations – nous demeura inconnue.
Le train s’ébranla. Certains, dans un geste de nostalgie pour leur Berlin natal, entamèrent un dernier chant d’adieu. Les hautes cheminées des usines et les panneaux de signalisation vers la banlieue est de la capitale se découpaient dans le crépuscule, disparaissant bientôt de part et d’autre de la voie. La ville, bouillonnante d’activités, était comme recouverte d’une chape de silence ; plongée dans l’obscurité, elle semblait ne pas reconnaître ses quelques enfants qui partaient au loin. Peut-être ceux – très nombreux – qui ne la reverraient plus jamais avaient-ils, eux, capté un dernier et triste petit signe d’adieu de sa part ? Pour moi, il n’en fut rien. Elle resta froide et lointaine. Peut-être éprouvait-elle un sentiment de honte ?
Chaque saccade des roues du train contre les intersections des rails nous éloignait d’Allemagne. Nous quittions un monde qui nous était perdu, un monde qui s’était perdu lui-même.
1 - NDLT : L’auteur fait un jeu de mot avec Engel en allemand (l’ange en allemand). England/Engelland – Angleterre / Terre des Ang(l)es.
2 - Traduction française : « Dehors ! Vite, vite ! »
3 - Sigle signifiant : Sowiet Union.
4 - Traduction française : l’Allemagne par-dessus tout
DEUXIÈME PARTIE
UN MONDE CACHÉ
Chapitre 1
Me voici devenu un détenu
Le train roulait à travers des contrées qui m’étaient familières, les mines de charbon de Haute-Silésie. Chaque fois que venait mon tour d’aller prendre un peu d’air, je me hissais aux barreaux de la fente d’aération dans l’espoir d’apercevoir notre ville natale de Beuthen. Malheureusement en vain, car nous
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