Survivant d'Auschwitz
notre nouveau numéro matricule. Ensuite, avec une centaine d’autres prisonniers russes, nous nous mîmes en rangs. Là encore, nous eûmes droit à l’inévitable discours du doyen de bloc, qui s’adressa à nous dans sa langue maternelle, le polonais, constatant avec désagrément qu’aucun de nous ne semblait le comprendre. Lorsqu’il eut fini, quelqu’un se porta volontaire pour traduire ses instructions en russe. La même chose aurait sûrement pu être faite en allemand, mais comme c’était la langue des SS, personne ne voulait la parler.
Force fut de constater, pendant les quatre semaines que dura notre séjour en quarantaine dans ce bloc, que tout ce qui était dit, ordonné ou annoncé l’était en polonais. De temps en temps, on entendait parler russe. En Allemagne, s’exprimer en public dans une autre langue que l’allemand était un acte passible de sanctions et c’était la même chose au camp. Toute personne qui avait ne serait-ce que des notions d’allemand, devait parler allemand. Pourtant on entendait très peu cette langue. Nous avions tant de mal à comprendre nos supérieurs que certains détenus, restant fidèles à l’allemand envers et contre tout, songèrent même à aller s’en plaindre aux SS. Ils en furent empêchés et nous décidâmes d’apprendre les langues slaves, en particulier le polonais, langue du pays où nous nous trouvions.
Les détenus de notre bloc, des Ukrainiens en majorité, avec un Polonais par-ci par-là, constituaient un groupe étrange de gens têtus. C’étaient de robustes gaillards de la campagne, avec qui il valait mieux éviter la bagarre. Nous assistions donc sans rien pouvoir dire à la manière dont ils trichaient lors des rares distributions de suppléments de soupe à midi. Mais malgré notre soumission, ou précisément à cause d’elle, nous avions le malheur de cumuler deux tares en une : nous étions allemands et juifs.
Nous souffrions d’un certain isolement, car les détenus des autres blocs n’avaient pas le droit de venir nous voir, et les activités principales de nos journées consistaient à graver la date dans le bois des poteaux de nos châlits avec nos ongles, et à avaler notre maigre ration de soupe, toujours nourris de l’espoir d’en avoir un peu plus. Nous en eûmes bientôt assez de nous raconter nos histoires, que nous finissions par connaître par cœur. Les recettes de bons plats avaient cessé de nous faire oublier à quel point nous avions faim, les détails intimes sur nos petites amies devenaient lassants à la longue, si bien que nous attendions, las et impatients, que le temps passe.
Un jour, un petit Russe trapu vint nous trouver dans notre coin. Il avait la peau toute vérolée et sa tête ronde et rasée soulignait son type mongol. Il portait un bout de carton carré sous le bras, venait de la chambrée d’en face et cherchait des joueurs d’échecs. Il tombait à pic et revint régulièrement nous voir. Progressivement, la confiance s’établit entre nous, et le petit joueur d’échecs devint notre ami. Il tenait ses quelques bribes d’allemand du temps de l’école et d’un grand-père allemand et avait peu de choses en commun avec les Ukrainiens du bloc, qui s’étaient portés « volontaires » pour travailler en Allemagne. Lui avait été pilote de chasse, un Allié, comme ceux qui nous faisaient rêver. À dix-neuf ans, il avait déjà conduit un de ces petits avions soviétiques que j’avais vus à l’exposition de Berlin. Avec force gestes, il nous racontait comment son avion avait été abattu lors d’un combat rapproché : de ses mains, il mimait les avions et refaisait le vrombissement des moteurs ; l’espace bas de nos châlits devenait le ciel de ses épopées. Oui, ce garçon avait été au combat et il s’était retrouvé prisonnier. Nous aussi, nous combattions… mais en captivité.
« Surtout, n’allez pas croire que vos gars de chambrée sont représentatifs d’une quelconque manière de l’Armée rouge, nous disait-il tout bas. Avec des gens comme cela, nous aurions perdu la guerre depuis longtemps ! Non, non, vous verrez, l’Union soviétique est un grand pays et nos merveilleux appareils, si modernes, vont l’emporter haut la main sur la Luftwaffe. C’est juste une question de temps. Je passerai tous les jours pour vous tenir au courant des dernières rumeurs, mais surtout, vous ne parlez pas de moi à qui que soit. Il y a beaucoup de mouchards ici,
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