Survivant d'Auschwitz
troncs d’arbres et transportaient du charbon. Des wagons chargés de cargaisons attendaient, garés parallèlement à la route, bordée de chaque côté par d’immenses pyramides de briques, de charbon et de bois. Des centaines de détenus s’affairaient, reproduisant les scènes d’esclaves de l’Égypte ancienne. Des voix hurlaient des ordres et des jurons.
Notre attention fut attirée par des insultes lancées depuis cette tour de Babel, dont nous comprenions certaines d’entre elles. « Regardez ! V’là des gros pleins de soupe qui veulent nous aider à pousser les wagons ! Leur gros bide va pas y tenir longtemps ! »
Trente minutes plus tard, nous atteignîmes le portail du camp d’Auschwitz. Sa devise, inscrite en lettres de fer à l’intérieur de la grille, annonçait : Arbeit macht frei * 2 .
Nous fûmes comptés, envoyés à la désinfection et entassés dans l’étuve de la laverie. Pour la première fois, nous pûmes enfin parler librement entre nous. Vingt-quatre heures après notre arrivée, nous apprenions la sombre nouvelle : il n’y avait pas de camp pour les enfants, ni pour les vieux, ni pour les malades. Il n’y avait qu’un bois, situé derrière le camp de Birkenau, dont les entrailles étaient pleines de gaz et de mort.
Comme si le sol s’ouvrait sous nos pieds, le vague espoir qui nous restait – si mince fût-il – que la civilisation existait encore venait de s’évanouir.
Je n’étais pas d’avis qu’on pût tenir un individu ou même un groupe d’individus pour responsable de l’énormité de ces crimes. Ma colère n’allait ni contre Hitler, débordé dans un Berlin lointain, ni contre le garde polonais, qui avait sué comme nous sur une route de campagne poussiéreuse. J’étais plutôt saisi par l’impression terrifiante que tout ce qu’on nous avait enseigné : les bonnes manières, l’étude de la culture grecque et romaine, les efforts de démocratie, l’ardente volonté des États neutres de porter secours aux opprimés, toutes les églises somptueuses que j’avais vues, la beauté de l’art et du progrès que j’avais essayée de comprendre, toute la confiance que j’avais eue dans le jugement de mes parents, tout cela n’était plus qu’une farce dégoûtante !
Ce n’était pas l’heure de méditer sur ce qui apparaissait comme notre destin inéluctable. Des détenus de longue date, avides de nouvelles du monde extérieur, nous assaillaient de questions, et les réponses que nous leur faisions furent bientôt une véritable manne, car chaque information donnée sur les événements se marchandait contre de précieux renseignements sur la vie au camp. Ainsi pûmes-nous bientôt reconstituer – et fixer dans nos mémoires – l’image tellement redoutée par chaque détenu, du puzzle d’un camp de concentration qui, pièce par pièce, nous livrait le mécanisme de son fonctionnement.
Quatre-vingts pour cent des détenus étaient des non-Juifs. Les Polonais, les Ukrainiens, et les Russes constituaient la majorité, les Français, les Tchèques, les Slovaques, les Allemands, les Juifs et les Tsiganes, la minorité. Sur les dix-huit mille Juifs de notre nouveau camp, une poignée seulement était des Juifs d’origine allemande. La plupart des Juifs étaient polonais, grecs, français et néerlandais.
La composition des populations de détenus dans les camps annexes était à peu près identique, à quelques variantes près, selon les époques du camp. Des groupes différents avaient précédemment constitué la majorité. Depuis 1941, il y avait eu de grands contingents de prisonniers de guerre de l’Armée rouge, de Juifs allemands et néerlandais. Aujourd’hui, ils avaient tous « cessé d’exister ».
Pour faciliter son identification, chaque prisonnier portait un triangle de couleur avec un numéro matricule, cousu sur le devant de sa veste, à gauche, et sur le haut de la jambe droite de son pantalon. Chaque catégorie de détenus avait son signe. Un triangle vert caractérisait un criminel de droit commun, récidiviste – quand la pointe était en bas, première condamnation – quand la pointe allait vers le haut. Les triangles noirs désignaient officiellement les « réfractaires au travail » et étaient attribués aux Russes, aux Ukrainiens et aux Tsiganes. Les triangles rouges étaient assignés aux opposants politiques et réservés aux Allemands, aux Polonais, aux Tchèques et aux Français. Les quelques
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