Survivant d'Auschwitz
aujourd’hui, sont avec nous. Où que nous soyons, souvenons-nous de ce que nous avions souhaité. Puisse notre conscience nous guider, demain comme aujourd’hui. »
Ce n’étaient là les paroles ni d’un chrétien ni d’un Allemand, mais la voix rauque et endurcie d’un vieux concentrationnaire. Lorsqu’il eut fini, nous nous mîmes à chanter « Le Chant des marais… ».
Après Noël, nos espoirs furent plus forts que jamais. Il n’y avait pratiquement plus de convois arrivant à Auschwitz et les SS étaient étonnamment calmes avec nous. Les chances d’être libérés prochainement se trouvaient renforcées par l’offensive des armées soviétiques attendue pour les prochains jours de l’hiver.
Je fus invité à passer la soirée de la Saint-Sylvestre au bloc 16a. Une épaisse fumée d’ersatz de tabac flottait dans la pièce. Les détenus étaient assis au bord de leurs châlits et, les jambes pendantes, battaient la mesure en frappant de leurs pieds contre les structures de bois de la paillasse du dessous. Au bout de l’allée, un « orchestre », composé de trois Juifs hollandais, jouait du tambour, du violon et du saxophone, prêtés pour l’occasion par l’orchestre du camp.
Vers minuit, tous descendirent de leurs châlits et se mirent à danser – valse, fox-trot, polka – dans l’allée centrale entre les lits, qui ne faisait pas trois mètres de large. Certains danseurs jouaient le rôle de la femme et beaucoup riaient au spectacle de ces « danseuses », ondulant drôlement des hanches en se dandinant du croupion. Chacun faisait de son mieux pour faire le joyeux drille, sauf moi qui ne savais pas danser et observais tout depuis mon perchoir du troisième châlit. Les trois musiciens, complètement en sueur, jouèrent du jazz et il y eut quelques beaux solos de danse. Par la volonté de Dieu et la naissance du Christ, l’année 1945 commençait.
Une semaine plus tard, la rumeur circula que le camp allait être évacué à l’Ouest, mais personne ne savait quand, ni où, et les détenus continuèrent de travailler. Sans nos bras, le district entier se retrouvait paralysé. Plus de détenus au dépôt alimentaire ou dans les différents kommandos d’entretien, et Auschwitz cessait d’exister. De même, en fut-il pour notre petit kommando.
L’hiver polonais était glacial. Transis, gelés, nous nous traînions jusqu’aux écuries, situées loin de là, et nous appréciions d’autant plus la chaleur des chevaux et des ballots de paille entre lesquels nous nous terrions, attendant ce qui allait se passer.
Alors que certains kommandos comptaient des centaines, voire jusqu’à un millier de détenus, le nôtre était réduit à une petite demi-douzaine de Schutzhäftlinge (« détenus de préventive », comme nous surnommait ironiquement la direction), dont par chance, personne ne s’occupait beaucoup.
Ayant compris depuis quelques mois que leur cause était perdue, les nazis avaient marqué un temps d’arrêt à leurs grands travaux. Un bâtiment sur deux du camp était resté en chantier.
Nous étions ceux qui les avaient construits – nous avions inscrit nos noms sur les chapes de béton, glissé des messages à l’attention de ceux qui nous survivraient, car ainsi, un jour, le monde saurait.
Figés dans un océan de neige, les murs de briques rouges inachevés ressemblaient à un alignement de ruines, les unes à côté des autres. La neige s’amoncelait en épaisse couche sur chaque poutre de charpente, chaque linteau de fenêtre, tel un conquérant immobilisant l’ennemi. Un blizzard glacial s’engouffrait dans cette architecture vide. Plus personne n’approchait les lieux, on ne voyait pas même une trace de pas, venue fouler le sol.
Ces coquilles vides, d’apparence grotesque, étaient à l’aune des idées de leurs commanditaires. Comme des antiquités, tout ceci ne représenterait bientôt que les reliques d’un système qui avait échoué, les derniers vestiges d’une culture qui, empruntant la voie de la mort, avait engendré sa propre fin.
L’aube pointait. Le jour de notre évacuation était arrivé. De longues files de détenus attendant le feu vert pour quitter le camp serpentaient entre les blocs. Sous la surveillance des SS, le personnel des blocs brûlait les dossiers des bureaux de l’administration. Nous fûmes tout d’abord conduits au bain, dans les nouveaux bâtiments de la désinfection et de la buanderie, situés juste
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