Survivant d'Auschwitz
dans notre musette.
Nous passâmes devant un cimetière autour de minuit. Les cimetières ne me faisaient pas peur. Il y a deux ans, alors que j’avais treize ans à peine, j’y creusais des tombes et jusque tard le soir, j’étais entouré de sépultures. Ce n’était pas ici, dans ce petit cimetière, que j’allais avoir peur des fantômes. S’ils avaient jamais existé, c’était parmi nous qu’il fallait les chercher. Je regardai autour de moi – à droite, à gauche, devant, derrière – cerné de toutes parts par une armée d’ombres fantomatiques.
Brusquement, une chose se passa. Venant de l’est, derrière les bois, des tirs ininterrompus zébraient le ciel, surgissant du sol, puis retombant. « Des Katyusha ! » cria quelqu’un. Maintenant, j’en avais la preuve, ce n’étaient pas des fantômes autour de moi, mais des êtres humains, tels que j’en voyais depuis dix-neuf mois au camp de concentration. Les roquettes Katyusha ! Le nom ne m’était pas inconnu, nous l’avions si souvent entendu chanter, qu’il était devenu synonyme de victoire. Ce n’était donc pas un rêve. Enfin, elles étaient là* 1 !
Nous avions beau vouloir garder la bouche fermée pour ne pas laisser entrer le froid et serrer les lèvres pour ne pas perdre notre chaleur, les airs sur Katyusha que nous avions chantés revenaient, remontant du tréfonds de notre espérance : Vole au vent chanson légère / Vers celui qui au loin s’en va / Vers celui qui garde la frontière / Porte le salut de Katyusha !
Une demi-heure plus tard, le ciel à notre gauche était toujours embrasé du feu des Katyusha, qui avait gagné notre cœur. Notre désespoir se muait en espoir et nous étions habités par une force nouvelle. Nous nous soutenions mutuellement : « Debout, camarade, lève-toi, notre libération n’est plus qu’une question d’heures. »
Un groupe d’une dizaine de détenus avec leurs gardiens prirent un chemin conduisant à travers bois vers l’endroit d’où montaient les tirs. Un de nos gardes les vit et cria : « Où est-ce que vous allez comme ça ? À la cueillette des fraises ? » – « Pas de problème, fut la réponse, on ne va pas se perdre. On prend juste un raccourci, pour y arriver plus vite. » Je ne compris pas exactement « où » ils voulaient arriver plus vite, mais telles que les choses se présentaient, je leur souhaitais au fond de moi-même « Bonne chance ! ».
C’était étonnant de voir le changement d’attitude de nos gardiens. Ils nous racontaient que nous nous dirigions vers une tête de gare pour être évacués vers l’ouest. Ici et là, des traîneaux réquisitionnés par les SS, sur lesquels étaient entassées leurs affaires et que nous étions chargés de tirer, permettaient aux plus faibles de se reposer un peu, enfin ceux qui ne pouvaient plus marcher étaient étendus sur des planches, brancards de fortune que nous tirions dans la neige.
Nous arrivâmes à une gare. Éblouis par les projecteurs qui éclairaient les quais, nous passâmes devant une locomotive noire et graisseuse. Elle était tout près de la route et crachait de la vapeur. Le conducteur se pencha au-dehors : « Impossible, dit-il avec un fort accent polonais, la ligne est interrompue. Les trains sont bloqués depuis des heures. » Ainsi donc, les Katyusha n’avaient pas seulement été un beau feu d’artifice !
Nous traversâmes ensuite la ville de Pszczyna* 2 , où avait vécu mon arrière-grand-père. Un groupe de détenues de Birkenau étaient assises autour de la fontaine de la place du marché et se reposaient. Nous aurions aimé leur parler un peu, mais elles furent obligées de continuer.
Les habitants dormaient, claquemurés derrière leurs portes et volets clos. Personne ne semblait nous voir traverser ces rues étroites, pavées en tête-de-clou. Il n’y avait que l’aboiement des chiens dans les arrière-cours – étrange salut de bienvenue – pour témoigner de l’intérêt que nous représentions.
La route s’escarpait en serpentant vers des collines boisées et chaque tournant épuisait un peu plus nos dernières forces. J’aperçus en lisière de forêt des contours bizarres et crus reconnaître un relais de chasse de trois niveaux, aux pignons de bois sculpté. Ils n’étaient pas très visibles – peu d’entre nous les avaient remarqués – mais peut-être était-ce pour cette raison qu’ils avaient retenu mon attention.
Comment les
Weitere Kostenlose Bücher